Evoquer des situations difficiles

L’entretien d’explicitation est, comme l’entretien clinique de recherche, un entretien centré sur la personne : par l’évocation d’une action vécue, l’interviewé prend conscience des procédures qu’il agit, et, de ce fait, modifie le regard qu’il peut porter sur lui-même. Pour cette raison, cette technique est de plus en plus fréquemment mobilisée dans des dispositifs d’enseignement ou de formation, où les personnes interviewées se soumettent, par obéissance institutionnelle ou à leur propre demande, au questionnement de l’interviewer. La situation de recherche est tout autre : certes, les enseignants interrogés nous ont fait la courtoisie d’accepter la situation d’entretien, mais sans intention d’apprentissage ou de formation. On peut même supposer que la plupart s’imaginent avoir plus à nous apprendre qu’ils n’auraient à apprendre de nous. On ne saurait donc parler d’une quelconque relation de contrainte qu’ils auraient pu accepter en prévision d’un bénéfice ultérieur. Le moment de l’entretien lui-même doit être suffisamment stimulant pour soutenir l’effort de la personne interrogée.

Or, ce que nous lui proposons n’est pas particulièrement gratifiant au premier abord : notre consigne de départ l’invite d’emblée à évoquer, non ce qu’elle sait faire, les situations où elle se sait briller, mais ses propres difficultés professionnelles. La verbalisation de l’action vécue, que vise l’entretien d’explicitation, est d’autant plus aisée à atteindre que le sujet a envie de partager ce qu’il identifie comme une performance valorisante. Cette difficulté spécifique d’évocation d’une situation vécue comme un échec a été illustrée et analysée par Nadine Faingold, dans le cadre de stages de formation de formateurs pédagogiques. Elle constate, comme nous l’avons fait nous-même, l’obstacle à la verbalisation des procédures que constitue « le vécu émotionnel auquel correspondent un certain nombre de verbalisations portant à la fois sur ce ressenti (c’était violent), et sur les représentations et les valeurs sous-jacentes (ce n’est pas mon rôle) » 395 . Pour remédier à cette difficulté, elle propose de permettre à l’interviewé d’évoquer, par comparaison, une situation de réussite professionnelle, afin de mettre en évidence les différences de modalités d’action et d’évocation. On situe aisément tout l’intérêt formatif de cette modalité, qui n’a toutefois aucune justification dans notre dispositif de recherche.

Un de nos entretiens illustre particulièrement les limites de cette technique : un nombre important d’enseignants d’un même établissement très accessible souhaitaient être recontactés. Nous prenions donc rendez-vous avec leur responsable pédagogique qui nous promet d’organiser notre rencontre avec son personnel. Le jour dit, il nous informe que de toutes les personnes qui avaient répondu à la première phase de l’enquête, un seul, Xavier, n’a pas quitté l’établissement, exception d’ailleurs, nous fit-il comprendre à demi-mot, qu’il regrette ; aussi, afin d’éviter un déplacement inutile, a-t-il sommé cet éducateur de nous recevoir, en dehors de ses horaires de travail. Autrement dit, avant même de démarrer, l’entretien avec Xavier se présente dans les pires conditions. Et dès le départ, l’éducateur nous montre la distance qu’il prend avec le dispositif proposé : « il y a des trucs, je n’ai pas tout lu » (9/2) ; de plus, il ne décrit pas la situation choisie comme une difficulté personnelle (« il accrochait avec moi, ça se passait bien ; moi, je n’ai pas eu de gros problème avec ce gamin, (…) mais il perturbait tout le temps les autres » 13-18), mais plus comme la mise en échec de l’établissement, cet échec justifiant les rapports avec sa hiérarchie qu’il décrit comme difficiles, allant jusqu’à laisser échapper : « mais bon, je ne suis pas le directeur, et c’est dommage… » (150-51). L’ensemble du discours de Xavier consiste à éviter d’évoquer ses propres difficultés en opposant ses pratiques, dont il n’y a rien à dire puisqu’il « marche à l’instinctif, c’est l’instinct qui fonctionne » aux pratiques des autres, forcément critiquables.

Dans ce contexte, toute tentative de contraindre l’éducateur ne peut que renforcer ses défenses. A la première relance, laborieuse, qui tente de le guider vers ses pratiques, il répond en se dissimulant derrière des suspensions, des « nous » ou des « on », et en s’interrogeant sur le sens des mots :

‘Et ça a été évoqué, vous avez évoqué le problème …’ ‘Bien moi, je l'ai dit plusieurs fois mais…’ ‘Ca se passe comment quand vous voyez comme çaque votre rôle d'éducateur s'arrête et que vous pensez que ce serait au psychologue peut-être de faire quelque chose, soit pour vous informer, soit pour prendre en charge le gamin…’ ‘Ca se passe comment?’ ‘Ben si nous, on ne fait pas le nécessaire pour que le gamin aille suivre une thérapie, je ne sais pas si on peut appeler ça une thérapie, si le gamin ne va pas suivre des rendez-vous avec un psychologue ou un psychiatre, parce qu'on a un psychiatre aussi, ici…’ ‘Si nous, on ne fait pas le nécessaire, ça ne se fait pas…’ ‘Et c'est comment le nécessaire, ça se passe comment?’ ‘Il faut qu'on prévienne, il faut qu'on prévienne le psy quoi, alors on l'appelle, ou on le fait venir, ou on va le voir, et puis on convient d'un rendez-vous avec l'élève, s'il est d'accord : lui, il n'était pas d'accord en plus. (108-129)’

Plus tard, nous tentons, malgré tout, de suivre la suggestion de Nadine Faingold en proposant à Xavier d’évoquer une situation antérieure, où avec un autre élève, il aurait trouvé une solution peut-être transposable à ce cas présent. Mais l’éducateur met en place une stratégie d’évitement plutôt efficace :

‘Dans votre panoplie technique, dans vos savoir-faire, il n'y a pas des trucs où vous vous dîtes :’ ‘"Tiens j'avais essayé ça, il y a quatre ou cinq ans avec un gamin, ça avait bien marché, pourquoi je n'y ai pas pensé?"’ ‘On ne se le dit pas. Moi, je ferai le bilan dans un an ou dans deux ans, quand j'aurai des nouvelles, parce que j'ai toujours des nouvelles de mes anciens élèves, et c'est là qu'on fait le bilan et qu'on se dit :’ ‘"Mais si j'avais agi différemment avec ce gamin là, peut-être que ça aurait été différent"’ ‘Mais c'est vrai qu'avec des si, on mettrait Paris en bouteilles : pour moi, je pense, il ne faut pas trop aller dans ce système-là, parce qu'après, on n'a que des regrets.’ ‘Et puis on culpabilise aussi, et chaque fois qu'on va faire quelque chose d'important, on va se poser la question : est-ce que c'est bon ou est-ce que ce n'est pas bon? (9/199-223)’

Notes
395.

FAINGOLD (Nadine), Contre-exemple et recadrage en analyse de pratiques, in et VERMERSCH (Pierre), MAUREL (Maryse), op. cit., p. 205