Décrire des pratiques en train de s’élaborer

La deuxième spécificité de notre recherche, qui rend les techniques de l’entretien d’explicitation moins opérantes, tient à ce que les personnes interviewées ne sont pas forcément amenées à évoquer des actions révolues, mais souvent se réfèrent à des difficultés en train de se produire. Suffisamment représentatives de l’exercice quotidien des enseignants en EME, les situations-problèmes proposées évoquent spontanément des anecdotes présentes, plus qu’elles n’obligent à rechercher au fond de sa mémoire une lointaine expérience. Certes, il en résulte que nombre de personnes interrogées peuvent accéder à des registres de verbalisation de l’action vécue pour communiquer leurs difficultés de relation avec un élève et, comme nous l’avons vu avec Danielle ou Carla, la confusion actuelle de leur réflexion. Cependant, les procédures de mobilisation des ressources interprofessionnelles, objets centraux de notre recherche, ne peuvent être exposées qu’en termes d’intentions, d’attentes, de projets … Ceux-ci sont, bien entendu, suscités par des pratiques antérieures, qui n’ont pas lieu d’être développées dans le cadre de l’entretien, mais auxquelles l’enseignant forcément se réfère, peu ou prou, pour situer sa pratique du moment. Il est alors difficile de ne pas s’égarer en exposés contextuels ou en généralités prescriptives, qui amènent la personne interrogée à se désengager de la situation de production du discours. Dans de telles conditions, guider l’enseignant vers la verbalisation de son vécu, fut-il en projet, demande fréquemment de rompre le fil du discours dérivant, et de redéfinir le contrat initial de communication. L’entretien avec Laszlo illustre notre propos : il s’agit d’un éducateur technique qui vient d’évoquer le cas d’un apprenti, sorti récemment de l’établissement, que le CAT qui l’accueille semble négliger. Laszlo exprime sa colère contre la logique de placement en stage de l’IMPro et le mode de fonctionnement des établissements pour adultes, plus guidés, à son avis, par les critères de productivité que par le souci d’aider de jeunes adultes à conquérir leur autonomie. Peu à peu, l’affect se perd dans des considérations des plus générales :

‘C’est toujours pareil, c’est l’européanisation, la nationalisation, l’industrialisation, la mondialisation ; c’est le rendement, le fric et voilà (13/110-111). (…) On parle de l’insertion, hein, du handicapé, on parle d’intégration, d’information… Je pense que c’est la société qu’on devrait informer, et pour beaucoup de choses, le tabac, l’alcoolisme, le machin, c’est la société qu’on devrait informer pour que ces jeunes s’intègrent, mais ça, il y a longtemps qu’on en parle…(166-70) ’

Nous choisissons ce moment précis pour recentrer l’entretien sur ce que Laszlo a laissé entendre d’une modification possible des pratiques de l’établissement. Quatorze relances seront nécessaires pour que l’éducateur abandonne ses conduites d’évitement par les métaphores creuses et les expressions préfabriquées (« on remue des montagnes, là oui… » 217), pour laisser entrevoir le stratagème institutionnel qu’il est en train de mettre en place : en lien avec une psychologue, il compte profiter de l’instauration des trente-cinq heures dans l’établissement pour modifier les usages d’orientation dans les ateliers professionnels. Plusieurs fois, nous devons rassurer Laszlo (« On pourra effacer si vous en dites trop » 220), ou insister, à la limite de la bienséance, pour qu’il explicite les arguments qu’il compte employer : « quels arguments » (251), « vous échangez des arguments pédagogiques avec la psy ? » (258), « c’est des arguments qui peuvent passer ? » (354), etc.