Rendre compte du collectif

Dès le début de l’entretien, Mylène, professeur d’école spécialisée en IES, montre qu’elle cherche à communiquer l’authenticité de ses pratiques. Nos premières relances l’invitent ainsi à évoquer avec précision les dispositifs qu’elle investit : « ces appels, c’était quoi ? » (5/28), « ça se passe comment quand on demande à en parler en réunion de synthèse » (5/49), « alors, comment s’est passée cette synthèse » (5/82)… Mais nous notons que, malgré toute sa bonne volonté, Mylène éprouve une certaine difficulté à « verbaliser son vécu » ou « incarner sa parole », notamment lorsqu’elle décrit ses rencontres avec des partenaires institutionnels :

‘Non, j'ai exposé les cas : j'avais fait en plus une feuille d'observations au jour le jour, je pouvais relativement bien noter, bien révéler tout ce qui s'était passé. ’ ‘On a fait le point aussi avec l'éducateur qui les avait en atelier, où ça se passait effectivement nettement mieux, mais bon, ils sont cinq garçons dans l'atelier, c'est plus facile à gérer, et donc le directeur qui avait reçu ces deux jeunes hommes avait lui aussi des choses à dire : parce qu' il les avait reçus individuellement, il les avait reçus à deux, il était intervenu dans les moments de crise, etc.…Et bon en discutant les uns et les autres, on est arrivé à des solutions satisfaisantes pour tout le monde. (5/87-99)’

L’écart est flagrant, entre l’intention initiale d’être au plus près de la situation vécue (Mylène fait le geste de poser devant elle la feuille d’observations) et le dernier énoncé qui clôt l’exposé de façon assez expéditive. En fait, peu après, l’enseignante admet que la solution n’a pas été élaborée collectivement et ne lui semblait pas du tout satisfaisante… L’examen attentif de ses précédents propos permet de comprendre cette réaction de retrait : c’est la nature même de la situation évoquée qui fait obstacle à l’implication de notre interlocutrice. En effet, souhaitant poser le contexte de la synthèse avec précision, Mylène élabore un discours complexe, mêlant données factuelles (« j’ai exposé les cas », « on a fait le point »), événements antérieurs («j’avais fait une feuille d’observations», « le directeur avait reçu ces deux jeunes ») et arguments développés par les différentes parties (« ils sont cinq garçons dans l’atelier, c’est plus facile à gérer »)… En fin de compte, elle échoue à rendre compte de son vécu de la situation de communication collective, c’est-à-dire de cette concomitance entre écoute, prise de parole, interrogations, ressentis affectifs...

L’entretien d’explicitation permet de verbaliser, selon Pierre Vermersch, le vécu de l’action effective. Dans ce modèle, l’action est considérée comme « autonome », c’est-à-dire qu’« il n’y a pas de nécessité intrinsèque à ce qu’elle soit conscientisée » et, le cas échéant, cette « conscientisation n’est pas le produit d’un automatisme mais d’un véritable travail cognitif » 396 . Ce qui amène le chercheur à opposer deux démarches, réfléchir le vécu et réfléchir sur le vécu : « dans le premier cas, il s’agit du passage au plan de la représentation d’un contenu qui n’était qu’agi. Dans le second cas, c’est prendre pour objet de réflexion le contenu de la représentation, lui-même produit d’un réfléchissement de l’agi. C’est la distinction, pour nous, essentielle entre abstraction réfléchissante et abstraction réfléchie. » 397 Cette conception de l’action autonome semble assez peu opératoire pour rendre compte des « agirs communicationnels » de moments de discussion, caractérisée par le fait que « le sens de la prétention problématisée à la validité astreint conceptuellement les parties prenantes à supposer que, principiellement, un accord rationnellement motivé pourrait être atteint. » 398 Ainsi, la discussion interprofessionnelle, objet central de notre recherche, ne pourrait être que réfléchie et non réfléchissante, supposant un travail cognitif préalable de modélisation, assujettissant l’agi au pensé. L’action ainsi considérée ne peut être vécue, sans être d’abord représentée, ni parlée avant d’être connue.

Tout au long de ces entretiens, il nous a ainsi semblé opportun de demander aux personnes interviewées de tenter de rapporter le plus précisément possible un de leurs propos, mais dès les tests préalables à l’enquête, nous avons ressenti comme très artificiel le fait de les inciter à répéter les paroles d’autrui. On ne peut, au mieux, « s’incarner » que dans sa propre parole. Et même, le simple fait de reformuler un argument ou une question conduisait inévitablement nos interlocuteurs à se remémorer les différents éléments de leur réflexion validant cet énoncé : valeurs partagées, expérience antérieure, but commun poursuivi… toutes références qui « dé-spécifient » la situation évoquée. Le modèle de l’entretien d’explicitation devait être dépassé.

Notes
396.

VERMERSCH (Pierre), L’entretien d’explicitation, op. cit., p. 73

397.

Ibid., p. 79

398.

HABERMAS (Jürgen), Théorie de l’agir communicationnel. 1 Rationalité de l’agir et rationalisation de la société, Paris, Fayard, 1987, p. 58