2.3. Un engagement partagé

2.3.1. Des entretiens compréhensifs

Les dix-neuf collègues interviewés ne sont pas, par définition, représentatifs de la population de référence des enseignants en EME. Souvenons-nous : de tous les établissements ayant reçu nos questionnaires, seuls, vraisemblablement, un petit quart nous en ont renvoyé ; dans chacun de ces EME, seuls les personnels les plus motivés ont répondu ; parmi ces derniers, un tiers à peine nous ont indiqué qu’ils souhaitaient être associés aux phases ultérieures de la recherche. Bref, nos interlocuteurs constituent la marge la plus intéressée de l’échantillon de départ. A plusieurs reprises, ils ont dû marquer leur volonté de participer à notre enquête . Avant même le début de l’entretien, ils nous ont consacré du temps et de l’énergie. Autour du questionnaire, ou après les premiers contacts téléphoniques préalables à notre rencontre, ils se sont mobilisés, individuellement et parfois collectivement. Tout laisse à penser que chacun, à plusieurs reprises, a particulièrement réfléchi à sa pratique professionnelle, dans les dimensions les plus immédiatement identifiables par notre dispositif, la dynamique institutionnelle, l’articulation de l’enseignement et des autres modes de prise en charge, les formes de collaborations… Pour des raisons diverses et obscures (militantisme pédagogique, tendance narcissique, demande de reconnaissance professionnelle...), les personnes interviewées sont des acteurs engagés.

Nous-même avons sollicité cet engagement : nous ne nous sommes jamais présenté comme un enquêteur neutre, chargé par une administration anonyme d’étudier un sujet défini de façon aléatoire. Dès le début, nous avons souhaité être identifié comme un praticien de l’enseignement en EME, suffisamment passionné par son travail pour y consacrer quelques années de recherche. Revendiquer auprès d’enseignants nos vingt années de pratiques pédagogiques, c’est invoquer des représentations communes, des expériences partagées, une proximité professionnelle : c’est inviter à la confiance. Mentionner notre investissement universitaire, notre statut de doctorant, l’objet de notre recherche, c’est garantir le sérieux de la démarche, la qualité du dispositif, l’étayage conceptuel du propos : c’est encore inviter à la confiance.

Ainsi, au fil des mois, du questionnaire à l’entretien, s’est construit, plus ou moins implicitement selon les personnes, ce contrat de communication : le simple fait d’engager l’enregistrement de la conversation peut-il abolir cette relation de confiance et d’engagement, au profit d’une pseudo-neutralité scientifique ? Bien au contraire, selon nous, le cérémonial protocolaire (s'asseoir en face à face, disposer le matériel, rappeler les règles, lire les consignes, etc.) intimide et fragilise l’interviewé, qui demande à être rassuré sur la confiance qu’il peut nous faire. Notre rôle de chercheur n’est pas alors de chercher à nous dégager du discours de l’interviewé, mais au contraire d’étayer sa prise de parole : pour éviter que, progressivement, « à la non-personnalisation des questions, (fasse) écho la non-personnalisation des réponses, (…) l’enquêteur s’engage activement dans les questions, pour provoquer l’engagement de l’enquêté. » 399

Cet engagement, revendiqué par Jean-Claude Kaufmann, ne se limite pas à des techniques de guidage, déjà évoquées, mais induit au contraire une spontanéité de la part du chercheur : « tout est bon pour faire parler et bien faire parler » 400 , affirme le sociologue, ajoutant même qu’ « il ne faut pas avoir peur de laisser agir une part sauvage (…) une volonté de transgression et d’invention sans laquelle il n’y a que tautologie ». 401 Kaufmann décrit des postures et des tactiques fréquemment adoptées en recherche, mais moins souvent défendues : « parfois, (un) style conversationnel prend réellement corps, le cadre de l’entretien est comme oublié : on bavarde autour du sujet. De tels moments indiquent que l’on a atteint un bon niveau de profondeur. (…) L’idéal est de rompre la hiérarchie sans tomber dans une équivalence des positions : chacun des deux partenaires garde un rôle différent. L’enquêteur est maître du jeu, il définit les règles et pose les questions ; l’informateur au début se contente de répondre. C’est ensuite que tout se joue : il doit sentir que ce qu’il dit est parole en or pour l’enquêteur, que ce dernier le suit avec sincérité, n’hésitant pas à abandonner sa grille pour lui faire commenter l’information majeure qu’il vient de livrer trop brièvement. L’informateur est surpris de se sentir écouté en profondeur, et il se sent glisser, non sans plaisir, vers un rôle central : il n’est pas interrogé sur son opinion, mais parce qu’il possède un savoir, précieux, que l’enquêteur n’a pas, tout maître du jeu qu’il soit. » 402

Notes
399.

KAUFMANN (Jean-Claude), L’entretien compréhensif, Paris, Nathan, 1996, p. 16

400.

Ibid., p. 55

401.

Idem

402.

Ibid., pp. 47-48