2.3.2. Accompagner l’informateur

Un de nos derniers entretiens illustre ce propos. Octave présente plutôt confusément un exemple d’ « élève oublié », cherchant à exprimer l’opinion qu’on ne peut « investir un jeune» sans prendre des distances avec l’image préétablie que l’institution en a construit, quitte à prendre le risque de se tromper à son sujet :

‘A un moment, par sécurité, je prenais un dossier et puis je le regardais pour dire:’ ‘"Bon, bien, je vais essayer de ne pas me planter" et puis je me fiais au dossier qui justement était incomplet, il n'y avait pas de choses fausses, mais il manquait des éléments d'importance, donc ça faussait les données au départ : au lieu de prendre le jeune tel qu'il était, peut-être que ce n'était pas possible hein, je ne sais pas si j'ai raison, ou pas raison, ou quoi que ce soit, mais au lieu de le prendre tel qu'il était, j'ai peut-être trop écouté ce qui se disait en réunion ou en synthèse et la présentation qu'on en faisait, et du coup les choses étaient faussées aussi au départ comme ça…’ ‘Alors on prend un dossier pour essayer de mieux comprendre, et si le dossier n'est pas complet non plus, ça montre toute la complexité de la prise en charge de ces enfants-là en apprentissage et dans une échelle de progression, c'est-à-dire qu'il faut, tout le temps, tout le temps, tout le temps, se remettre en question et reprendre les choses à la base…(16/108-123)’

L’expression est hésitante, comme si Octave attendait que nous l’autorisions à avancer chaque élément nouveau de sa réflexion. Après avoir précisé le cadre de l’entretien, par nos deux premières relances, et constaté toujours le même retrait de notre interlocuteur, nous prenons le risque d’interpréter directement ses propos, en lui révélant leur apparente incohérence. Nous introduisons le terme de « paradoxe », en exprimant le souhait que l’entretien porte précisément sur celui-ci :

‘Je note un petit peu, si j'entends bien ce que vous dites, un peu comme un paradoxe, qui est peut-être un paradoxe juste comme ça, dans ce que vous dites, mais si on étire le temps, sur les sept ans, ça ne doit pas l'être, entre d'un côté: ’ ‘"Peut-être qu'au début, j'ai du donner trop d'importance au dossier, à ce qu'on disait en synthèse, etc."’ ‘Et de l'autre côté: "Mais finalement pour comprendre, il a fallu que je voie le service social, un éducateur, le psy, etc."’ ‘C'est à dire d'un côté : j'ai donné trop d'importance à des éléments de l'environnement institutionnel, mais en tout cas, d'autres éléments, peut-être les mêmes, je ne sais pas, m'ont été bien utiles à une autre étape…’ ‘Ah tout à fait…’ ‘Alors j'aimerai qu'on cadre l'entretien sur ce que j'appelle ce paradoxe, qui n'est peut-être pas un paradoxe mais que je ressens comme tel, cette apparente contradiction, mais je pense que c'est juste une contradiction hors chronologie…(16/140-150)’

Nous ne cherchons pas à affirmer une position de maîtrise sur l’entretien, mais à partager avec notre interlocuteur la difficulté d’un questionnement « sincère ». Et, à son effort de rassembler les différents éléments de sa pratique (ce pour quoi nous le convoquons), nous répondons en proposant une modélisation plus savante (ce qu’il identifie comme la compétence du chercheur). A partir de ce moment, semble s’établir un nouveau contrat d’étayage mutuel, qui rend la conversation nettement plus riche et vivante. A plusieurs reprises, nous mettons en œuvre de façon très explicite ce rôle de « modélisateur » :

  • Quand Octave tente d’expliquer l’analogie entre les fonctions de soutien de l’enseignant et de l’équipe institutionnelle (« on n’est pas là pour penser à leur place, mais pour penser autour d’eux, dans un rôle d’entourer, comme quand je pratique en atelier » 212), nous lui proposons d’élargir la comparaison (« il y avait, avec vos collègues, une réflexion qui vous soutenait, qui vous enveloppait, on peut dire ça ? » 224) : il nous répond sans reprendre notre propos tel quel à son compte, mais en y appuyant sa pensée, pour développer l’idée que ce qui est utile dans l’équipe, c’est la richesse de ses configurations, qui permet toujours de trouver « la bonne distance » à sa pratique…
  • Peu après, cherchant à expliciter cette notion de bonne distance, dans la situation pédagogique de transmission d’un geste professionnel, il s’engage sur une métaphore avec la programmation d’un robot. Mais il ne se satisfait pas de la représentation très directive de sa pédagogie qu’une telle comparaison peut induire : il se reprend, il s’embrouille… Nous venons à son secours et, pour résoudre le conflit cognitif qui l’agite, lui soumettons la formule « assisté par éducateur » (256), comme on dit « assisté par ordinateur ». Ce jeu de mots le soulage, et il s’autorise, à partir de là, des propos très intimes, sur la difficulté à trouver « la bonne distance » avec des jeunes filles, dans cette relation de grande proximité…
  • Plus tard, Octave évoque, à son arrivée dans l’établissement, des conflits institutionnels. Peu à peu, il égrène des généralités sur les structures IMPro, l’évolution des élèves accueillis... Nous proposons un recadrage en formulant l’hypothèse d’une « reconstruction de (ses) pratiques professionnelles » (420). Tentant, maladroitement, d’apprécier comment l’institution participait de cette évolution individuelle d’Octave, nous convenons que « ce n’est pas très clair comme question ». Octave nous répond alors : « Non, non.. justement ça va éclaircir » (460) et entame un récit circonstancié de sa professionnalisation.

Ainsi, au cours de ces entretiens, nous sommes-nous progressivement convaincu que « l’enquêteur qui reste sur sa réserve empêche l’informateur de se livrer : ce n’est que dans la mesure où il s’engagera que l’autre à son tour pourra s’engager et exprimer son savoir le plus profond. » 403 Nous appuyant sur des éléments de méthodologie de l’entretien d’explicitation pour permettre à l’interviewé d’inscrire son discours dans son vécu, ou nous référant aux arguments défendant des entretiens compréhensifs, pour que se mettent en place les conditions d’un partage de la connaissance entre chercheur et informateur, nous avons constamment veillé à faire de l’enquête un temps plus de production de sens que de recueil de données. Cet effort ne prend tout son sens que dans la phase suivante de la recherche, par le choix d’outils ou de techniques adaptés

Notes
403.

Ibid., p. 52