3.2.1. Le choix de transcrire

Le travail de transcription est un acte de traduction dans la mesure où il s’agit pour le chercheur de quitter l’espace de communication avec ses informateurs pour initier un nouveau discours destiné à d’autres interlocuteurs. Si, auparavant le contrat de communication ne prévient de la destination des propos échangés lors des entretiens, transcrire pourrait signifier trahir. En effet, le chercheur, quand il écoute ses bandes, procède à de nombreux choix rédactionnels. Il élimine les éléments que son projet de recherche ne peut prendre en compte ; il veille à rendre compte de la continuité du discours de l’interviewé ; il cherche à rendre les discours de chacun comparables entre eux.

Notre projet de recherche considère que les enseignants interviewés ont les capacités d’accéder à l’intelligence de leurs propres pratiques. Les informations pertinentes pour notre étude sont donc celles qu’ils consentent volontairement à nous communiquer. Ainsi, il n’est nullement dans notre intention, ni au moment de l’entretien, ni dans les phases d’analyse, de chercher à débusquer, dans les composantes les plus marginales de leur locution, quelque aspect implicite de leur personnalité ou de leurs conduites, d’eux-mêmes inconnu. Cette attitude leur est d’ailleurs clairement signifiée. Aussi, au moment de la transcription, nous cherchons à ne retenir, de la situation de communication dont les enregistrements témoignent, que les fragments de verbalisation explicites. Nous ne tentons pas de décrire le timbre ou l’intensité de la voix ou la vitesse du débit. Ce souci de cohérence conduit à quelques ambiguïtés.

La gestuelle des personnes interrogées oriente, avons-nous vu, notre conduite de l’entretien. Nous référant au modèle de l’entretien d’explicitation, nous sommes très attentif aux mouvements des bras de Gaspard qui fait mine de déplier un drap, de Nadine qui mime une activité de repassage, d’Ernest qui imite les gestes saccadés d’un robot. Parfois, comme Laszlo (13/33-37), l’enseignant se déplace, nous tourne le dos, ouvre un tiroir et saisit un objet imaginaire :

‘Ce jour-là, je cherchais son dossier, et je fais :’ ‘« C’est comment que tu t’appelles toi, déjà ? »’ ‘Et il m’a dit son nom. Ce jour-là, je vous assure, sur la feuille que j’ai là, j’ai marqué « Miracle » ’

Mais aucune de ces actions n’est consignée dans les retranscriptions. Ce n’est pas seulement par un souci d’objectivité, qui nous invite à ne tenir compte que des informations enregistrées. Un souci de cohérence interne guide notre pratique. Si l’on excepte l’étayage méthodologique sur le modèle de l’entretien d’explicitation, nous ne nous référons à aucune théorie de la communication, qui attribue une signification aux conduites non-verbales comme aux unités d’énonciation. Ainsi, nous ne disposons pas de grille de lecture complète des comportements de nos interlocuteurs, qui permette de les interpréter systématiquement. En l’absence d’un tel outil, les seules analyses que nous pourrions faire résulteraient de la proximité d’une conduite avec notre propre façon d’être, et ne pourraient servir aucune exigence d’objectivité.

Il en est de même des silences, qui, eux, sont enregistrés. Nous ne procédons pourtant à aucune mesure, qui permettrait de distinguer la simple respiration dans la conversation d’une marque d’anxiété. A notre connaissance, il n’existe pas d’ « échelle des silences » qui permette d’apprécier leur intensité ou leur qualité, et d’en dresser une typologie. De plus, si l’on peut attribuer à la seule personne interviewée la responsabilité de ses paroles ou de ses actes, il est difficile de ne pas considérer un silence comme une production commune des deux protagonistes qui choisissent de ne pas le rompre. Dans la situation de recueil des données, nous sommes très sensible aux moments de silence, que nous considérons comme des temps privilégiés où se tissent à nouveau les liens d’empathie entre le chercheur et son informateur, permettant souvent une conduite plus juste. Toutefois, considérant par principe que les informations pertinentes pour l’analyse sont celles que nos informateurs nous transmettent, nous ne pouvons attribuer de signification aux différents silences. C’est pourquoi il n’y en a pas trace dans nos retranscriptions.

D’autres événements viennent interrompre le fil des conversations. Le plus souvent, il s’agit de portes qui d’élèves qui entrouvrent la porte 418 . Deux entretiens, ceux d’Aubin et Laszlo, ont été ainsi perturbés à trois reprises : les deux enseignants montrent une difficulté significative à s’impliquer dans leurs propos et une tendance à s’évader dans des considérations très générales. Gaspard, Jean et Elie sont également victimes d’une ou deux interruptions, sans que l’on puisse affecter à ces dernières de modification sensible de s propos. Par contre, Danielle ne retrouve pas le fil de son discours, après qu’un élève ait frappé à la porte de son bureau, provoquant ainsi la fin de l’entretien. Conscient de l’importance que peuvent avoir ainsi ces perturbations, nous les avons mentionnées dans nos retranscriptions, sans toutefois les circonstancier plus précisément.

Les interruptions sont aussi dues à un excès d’émotion de la personne interviewée. Le cas s’est présenté à deux reprises. Danielle (10/148) réagit par un rire franc à une de nos relances. Spontanément, nous interprétons cette conduite comme une réaction de surprise, suite à notre intervention assez maladroite. Il ne semble pas qu’elle ait particulièrement affecté la suite de l’entretien. Aussi transcrivons-nous simplement (rires) sans tenir plus compte de cet événement dans notre analyse. Par contre, nous n’avons mentionné que par (interruption) le long moment où Gaspard s’étrangle de sanglots, se lève pour ouvrir une fenêtre avant de s’excuser d’un tel comportement. Durant plusieurs minutes, aucun de nous ne maîtrise son émotion : Gaspard s’appuie par la suite sur cette expérience partagée avec nous pour relater des anecdotes très personnelles. Implicitement, nous avons convenu au moment de l’entretien que cette empathie réciproque, et les mots qu’elle nous avait à chacun inspirés, ne feraient l’objet d’aucune retranscription.

Enfin, nous ne pouvons retranscrire le ton, avec lequel nos interlocuteurs avancent leurs propos. Combien de fois doit-on écouter une bande, pour déterminer avec certitude si telle opinion est formulée avec conviction, ou au contraire ironie ? De notre interprétation du ton d’un seul terme dépend parfois la compréhension d’un pan entier de l’entretien. Ainsi, par exemple, Yvonne déclare à propos du psychiatre de son établissement que « ce monsieur n’avait pas dans son emploi du temps de temps prévu pour une rencontre avec les enseignants » (11/213). Nous avons été fort perplexe pour attribuer une valeur au terme de « monsieur » : s’agit-il là d’une marque de déférence volontairement exagérée, par laquelle Yvonne exprime une critique du fonctionnement institutionnel, ou au contraire une reconnaissance explicite de la différence de statut entre psychiatre et enseignant qui justifie l’absence de temps de rencontre ? Le ton semble indiquer une position médiane, d’un regret teinté d’incompréhension et de résignation.

De même, Xavier qui avance, péremptoire : « je ne suis pas le directeur, et c’est bien dommage » (9/ 150-151). Nous nous souvenons avoir été amusé lors de l’entretien, interprétant ce regret comme une marque de provocation volontaire. Mais, lors de la transcription, nous constatons que rien n’indique la moindre distance de l’éducateur avec cette critique. Comment alors comprendre ces quelques mots : humour ou violente attaque ? La compréhension de l’ensemble de l’entretien peut dépendre de cette interprétation.

L’expérience des entretiens, l’écoute répétée et attentive des cassettes, le travail minutieux de retranscription, les multiples lectures, permettent au chercheur de s’imprégner de son corpus, au point de se remémorer à la simple évocation d’un passage l’ensemble d’une conversation, son contexte, et le ton employé par les interlocuteurs. Mais personne ne peut attester de la fidélité de ce travail de mémoire. Aucun chercheur n’est à ce point lucide qu’il peut se garantir de toute activité de reconstruction après coup de son vécu lors du recueil des données. Aucune technique de retranscription ne permet de tout consigner, pour tout interpréter.

Notes
418.

Ahmed interrompt l’entretien avec Laszlo, contribuant vraisemblablement à déstabiliser son collègue. Egalement, il choisit également d’interrompre son propre entretien peu après son début, en se levant pour nous proposer de partager son café.