1.1.3. Des relations individualisées

C’est pourquoi on ne peut considérer les enseignants en EME comme des experts de la pédagogie différenciée. En ce sens, les entretiens ne corroborent pas les conclusions de Rémi Casanova 430 , qui défend l’idée que les pédagogies mises en œuvre dans les classes spécialisées sont des prototypes des pédagogies différenciées, dont pourraient s’inspirer les autres enseignants. La différenciation pédagogique, telle qu’on l’entend habituellement, suppose une analyse didactique poussée et l’imbrication experte de formes de travail individuel, collectif ou en petit groupe. Ce n’est pas ce modèle qui inspire l’enseignant en EME mais plus celui d’une personnalisation des apprentissages selon les caractéristiques propres de chaque élève. Les pratiques de classe sont alors souvent atomisées. Yvonne (11), enseignant en institut de rééducation, exprime simplement cet écart:

102. NS     alors la méthode pédagogique que j'utilise en classe,
103.       je ne sais pas bien comment vous la décrire,
104. NS     elle est à la fois soumise aux contraintes d'un programme de CAP
       
108. RC     et en même temps, on est en institution spécialisée
109. NS     donc, il faut adapter au cas par cas:
110. NS     chacun de mes élèves a un dossier, un projet personnel.

Ce qu’Octave (16) reprend, allant jusqu'à contester l’intérêt même d’un modèle pédagogique préétabli :

166. PR     Chacun est différent,
167.       donc en tant qu'éducateur et dans la pratique quotidienne, on est obligé de tenir compte de ça,
168. NS     et on n'a pas le droit, on ne peut pas se donner le droit de faire un canevas
169.       et c'est comme ça pour ce type de personnes:
170.       il faut arriver toujours à moduler et essayer toujours de fouiller

Le propos peut sembler excessif, mais il exprime la tension que décrivent, dans leur immense majorité, les enseignants en EME. Tout en étant chargés de classe ou d’atelier, ils doivent individualiser leurs pratiques d’enseignement pour pouvoir tenir des problématiques singulières sans toutefois compromettre la dynamique collective. Nadine (4), professeur d’école, expose cette difficulté avant d’ajouter :

55       et alors ce qui est difficile,
56 PR     c'est quand on dit à un gamin qu'on est ouvert,
57       c'est d'arriver à un moment à dire:
58 PR     "Je suis ouvert, mais… jusqu'à un certain point.
65 NS     c'est plus simple quand on est pédago et que pédago, c'est plus facile…

Adapter ses pratiques revient, pour chaque enseignant, à essayer de trouver le point d’équilibre entre prise en charge collective de la classe ou de l’atelier et moments d’attention exclusive envers certains élèves. Nous avons vu que la récréation servait à certains de temps de reprise individuelle des comportements jugés difficiles en classe. Danielle, professeur d’école spécialisée, semble adopter cette façon de faire :

40. PR 1   et donc je minimise les choses,
41. PR 1   quitte après à récupérer cette attitude en dehors et en individualité
42. PR 1   ce qui permet d'en parler aussi.
222. NS 1   et sur laquelle je ne focalise pas forcément sur le temps de classe;
223. PR 1   je préfère reprendre avec elle…

Ernest (18) préfère exploiter les moments les plus anodins :

40. PR 3 5 et puis on s'aperçoit que souvent, dans une relation duelle, à un moment, avant de sortir en récré, avant d'aller au repas,
41. PR 3 5 on arrive en fait à savoir ce qui se passe chez le jeune ou chez la jeune,

Au contraire, Carla a choisi de formaliser ces temps de reprise individuelle, en inversant les repères habituels :

183.       Je me rappelle, j'ai une image:
184. PR 1   j'étais assise à côté de lui,
185 PR 1   parce que je ne le faisais pas venir à mon bureau, c'est moi qui allais vers lui,
186. PR 1   donc, je faisais ça, c'était ma solution à moi,
187. PR 1   donc j'allais vers lui, lui, il était là, moi, je me mettais à côté avec ma chaise
188. NS 1   et je lui réexpliquais les leçons en retard,
189. NS 1   en plus il comprenait très vite, alors c'était très facile…
190. NS 1   Je reprenais des cours, je lui faisais des explications, des exercices

Mais fréquemment de tels aménagements ne sont pas matériellement envisageables : Aubin (8) regrette que la forme adminiostrative « Institut de Rééducation » contraigne à un accompagnement collectif des adolescents, qui auraient davantage besoin de relations privilégiées avec un adulte. Il est intéressant de rapprocher cette opinion du propos de Pervenche (15), éducatrice spécialisée préparant des enfants atteints de déficiences sévères à l’intégration scolaire, qui craint que celle-ci ne leur fasse perdre ce qu’ils ont acquis en prise en charge individuelle :

111. RC 2 4 (un éducateur) pousse pour que cet enfant sorte de ce groupe protégé,
112. NS 2 4 et fasse des acquisitions nouvelles;
113. NS 2 4 il pense qu'il fera des acquisitions nouvelles dans un autre groupe,
114. RC 2 4 si il suit par exemple le groupe scolaire où il va de temps en temps,
115.   2 5 et moi qui suis éducatrice et qui…
116.     5 bon, je suis assez ancienne et j'ai vu beaucoup de cas,
117. PR 2 5 je sais qu'un enfant fragile peut tout à fait perdre beaucoup si on le…
118. RC 2 5 enfin je ne veux pas dire qu'on le balance,
119. NS 2 5 mais enfin, si on le met dans du normatif trop trop vite,

Eglantine (1/ 40-41), Jean (3/ 28), Gautier (6/ 25-30), Bérénice (17/ 27-36) ou Elie (19) disent également la nécessité de rompre à un moment avec l’organisation collective des apprentissages pour aménager des espaces individualisés. C’est là que, dans la singularité des histoires brisées de ces élèves particuliers, peuvent s’inventer les termes d’un contrat pédagogique renouvelé. Avec fougue et émotion, Octave (16) évoque le moment où l’éducateur parvient, dans le rapport intime à son élève, à mettre en mouvement sa pensée, à l’engager dans l’apprentissage :

261. PR     et là, on se rend compte quand on fait les gestes ensemble,
262. PR     il y a des émotions, il y a plein de choses qui ressortent,
       
269 PR     il y a l'échange physique du travail qui se fait,
270 PR     mais en même temps qu'il y a cet échange physique,
271. PR     il y a toute cette relation qui se met en place,
272. PR     et là, là on bosse, là…
       
278. PR     parce que quand on sent qu'on est enfin entré en relation,
279.       et bien, là, on avance vite quoi!
281.       et en plus on avance très vite,
282. NS     parce que c'est là où on franchit les étapes
283. NS     et où on peut arriver à une progression, et toujours plus,
284. NS     progression, professionnel, apprentissage, oui, on est dans l'apprentissage,
Notes
430.

« Si nous avions quelque ambition, nous aurions aimé montrer que cette classe représente un laboratoire d’idées, qui met en jeu les dimensions qu’on rencontre ailleurs, dans les classes ordinaires » CASANOVA (Rémi), op. cit, p. 124