1.1.4. Des moments de retrait

Pour éviter ces risques de clivage, entre collectif et individuel, certains enseignants adoptent une attitude de retrait par rapport à l’élève qui pose problème, autant, semble-t-il, pour désamorcer les conflits que la demande d’exclusivité pourrait engendrer 431 que pour favoriser les médiations d’autres enfants. Gautier (6) délègue son rôle d’instructeur à des enfants afin de canaliser l’agressivité de son élève :

47 PR 1   Petit à petit j'ai vu qu'il y avait une ou deux élèves, très peu sur la douzaine, une ou deux qui s'entendaient très bien avec elle
48 NS 1   et j'ai réussi (c'est un grand mot) à faire passer l'exercice ou la notion à apprendre par ces élèves là (...)
51 NS 1   elles essayaient de lui expliquer, souvent avec des mots à eux,
52 NS 1   trouver la solution, essayer de trouver une solution pour l'exercice,
53   1   et quelquefois, ça passait mieux,
54   1   en tout cas, ça passait mieux qu'avec moi.

Jean (3) adopte une stratégie plus élaborée quand il constate que sa jeune élève reproduit avec lui toujours les mêmes comportements, sans chercher à apprendre :

126 RC 1   on compte beaucoup sur l'aide des uns avec les autres
127 RC 1   et souvent c'est quelque chose qui fonctionne bien donc les autres le savent, notamment deux enfants du groupe,
128 NS 1   qui finissent leur travail beaucoup plus tôt
129 NS 1   et quand ils ont fini leur boulot, ils vont l'aider:
130 NS 1   alors lui montrer des mots, l'aider à écrire.
131 PR 1   A ce moment-là, je me retire, si vous voulez, de cette relation avec elle,
132 PR 1   c'est à dire que je ne privilégie pas un contact direct ou indirect avec elle,
133 RC 1   pour laisser, à ce moment-là, des enfants du groupe, l'aider.

Ce désengagement de son instituteur permet à l’élève d’investir de nouveaux objets, et d’amorcer un nouvel apprentissage, ici en mathématique :

163 PR 1   une copine lui avait apporté un boulier
164   1   qu'elle avait chez elle
165 PR 1   et le fait d'investir cet objet de manière personnelle l'a beaucoup aidée.
166 NS 1   On lui a expliqué comment le boulier fonctionnait
167 NS 1   et là elle a réussi parfaitement à faire sa vingtaine d'opérations sans reproduire ce même type d'erreurs

D’une façon comparable, Nadine (4) s’appuie sur le petit groupe pour tenter de reconstruire des relations de confiance et de proximité, autour de « la table rouge ». Contrairement à Jean ou à Gautier, elle ne se désengage pas physiquement de la communication, mais préfère, en restant présente au milieu de ses élèves, mettre en retrait son rôle d’animation, pour développer des activités anodines :

340 RC 1   Avec eux quand on est autour de cette table rouge,
341   1   géographiquement, c'est très important, c'est très symbolique,
342 RC 1   c'est qu'on fait quelque chose où on brasse un peu du papier, de la matière,
343   1   et c'est toujours là, jamais là,
344   1   que les choses viennent…
345 PR 1   Je ne les regarde pas.
346 PR 1   Ils me parlent,
347   1   je continue à faire mon truc
348   1   donc ça passe comme ça

Elie (19) décrit la limite de ce retrait de l’enseignant ou de sa fonction. Il évoque son élève qui, pendant le temps scolaire, est autorisé à « presque » échapper au regard de tous pour reprendre des activités très archaïques, dans un plaisir retrouvé qui semble satisfaire l’enfant autant que son instituteur :

106   8 4 alors on lui avait préservé des moments,
107 PR 8 4 des moments où il était relativement seul,
108 PR 8 4 où il était avec des choses qu'il aimait bien, jouer aux petites voitures,
109   8 4 même si c'est un grand garçon,
110 PR 8 4 il n'y avait pas le regard des autres,
111 PR 8 4 il se régalait..
112   8 4 avec des petits sujets, à tripoter de la terre, du sable, cet été à gadouiller dans l'eau, à faire des châteaux…
113   8 4 c'était un régal.
114 PR 8 4 Donc, voilà, on lui a permis de vivre des choses comme ça

A l’opposé, son collègue Ernest (18) se réfère explicitement aux techniques des pédagogies coopérative ou institutionnelle, pour instaurer des temps de rupture dans le déroulement des apprentissages pour que le groupe-classe puisse travailler sur ses propres tensions. Dans ces moments, ce sont les oppositions de rôle adulte/enfant, plus qu’instituteur/élève, qui structurent les relations :

45. RC 3 5 on a instauré un moment de réunion hebdomadaire le lundi,
46. RC 3 5 qui est à la fois un lieu de parole pour les enfants,
       
53. RC 3 5 et puis c'est aussi un lieu de parole pour les adultes, pour ajuster un certain nombre de choses,
       
59. RC 3 5 et faire en sorte que le groupe, le lieu-classe, le groupe-classe soit aussi un lieu où on peut parler de ce qui ne va pas, voilà.

Ainsi, que ce soit en laissant des élèves occuper leur place, ou en abandonnant momentanément leur rôle d’instructeur pour des fonctions d’animateur, s’appuyant sur le groupe ou privilégiant les dynamiques individuelles, les enseignants en EME, confrontés à des difficultés de tous ordres, occupent, par moments, des positions de retrait. Faut-il y voir, comme le propose Marie-Agnès Simon 432 , les signes inquiétants d’une restriction-diminution ou d’un déplacement vers des pratiques éducatives ? Nous pensons plutôt qu’il s’agit, au même titre que la multiplication des outils et des techniques, ou l’individualisation des procédés pédagogiques, d’éléments d’une stratégie complexe pour maintenir, jusque dans des postures paradoxales, un espace où l’enfant peut exister en tant qu’élève dans l’établissement.

Notes
431.

Carla, dont on a déjà décrit les efforts pour mettre en place un dispositif de travail individualisé, note, malgré tout, la volonté de son élève de la « mettre hors-jeu » (12 / 14)

432.

On se référera particulièrement à : SIMON (Marie-Agnès), Enseigner aux élèves à la pensée troublée, op. cit., pp. 217-221