1.1.5. Les collègues

La diversité des statuts et des rôles des protagonistes de la fonction enseignante permet à chacun de trouver aide et soutien parmi ses collègues de l’espace scolaire. Jouant sur le sentiment de commune identité ou de complémentarité, éducateurs ou professeurs, directeurs ou adjoints, s’épaulent mutuellement, dans des moments d’urgence, ou de manière plus régulière, selon des stratégies élaborées.

Seules, deux des personnes interrogées formulent une opinion critique sur leurs collègues enseignants. Nadine (4) se dit déçue de l’attitude très individualiste de certains des membres de son équipe, qu’elle ne désigne même pas par leur qualité professionnelle :

179   2 1 Alors dans l'établissement oui, il y a deux autres personnes
180   2 1 mais qui préfèrent: "C'est comme ça…
182   2 1 Moi, ça ne me regarde pas
183 PR 2 1 si ça ne va pas, c'est dehors
184   2 1 et je n'en parle plus"
       
208       Voilà, ça c'est clair au moins, j'ai fait le tour…
209 PR 2 1 On n'est que trois à s'occuper d'elle,
210   2 1 bon les deux autres ont refusé de, d'entrer dans le débat

Ce ressentiment est certes dû au comportement des collègues, mais ne s’explique que par l’attente contrariée de Nadine à leur égard. Elle espérait une attitude de collaboration, caractéristique, selon elle, des enseignants. Gaspard (2/ 142-163) ne partage pas cette représentation. Il conteste, au contraire, la tendance de l’école à ne pas savoir « passer la main » et celle des enseignants à toujours chercher entre eux des solutions à des problèmes qui dépassent leur compétence. Chaque professionnel (psychologue scolaire, instituteur de CLAD, de CLIS, d’IME...) rechigne, dit Gaspard, à orienter son élève vers un dispositif plus spécialisé. La victime de ces incessantes controverses est l’élève, qui se voit entraîné dans une « cascade de désespoirs ». La critique s’adresse à l’école « ordinaire », mais sert d’argument pour justifier qu’on court-circuite, dans les EME, l’étape de la coopération pédagogique, et qu’on engage directement des pratiques de concertation interprofessionnelle.

Plus souvent, la nécessité commande la collaboration entre enseignants. Jouant sur l’interchangeabilité des personnes ou des cadres scolaires, ils se demandent mutuellement de se rassurer. Ainsi, Christiane (7 / 96-100) consulte sa collègue enseignant en mathématique pour confirmer que l’attitude difficile de son élève n’est pas liée à sa seule personne. De même, partager sa classe avec un éducateur technique permet à Carla (12) de rompre son isolement :

273.   2   et généralement, nous sommes par couple,
274.   2   c'est à dire qu'il y a un technique et un scolaire, (...)
275.   2 3 Alors nous avons donc des classes en commun, comme ça,
       
278.   2 3 nous sommes référents des mêmes classes,
279.   2 3 donc c'est vrai que nous pouvons discuter facilement
       
286. PR 2 4 On se sentait moins isolés
287. PR 2 4 dans le sens où on se disait "Bon, il ne fait pas ça que chez moi non plus"
288. PR 2 4 c'est un petit peu… hein? Mais quelquefois c'est rassurant, parce qu'on se dit…

Dans le même esprit d’équilibration mutuelle, Jean (3/ 220-227) consulte son collègue Marcel afin de répartir les élèves entre leurs deux classes ou Gautier (6/ 440-460) navigue entre classe et atelier selon les performances de ses élèves.

Mais les enseignants se sollicitent mutuellement, au nom de la différenciation des rôles. Un exemple est fourni par les appels, fréquemment évoqués, des enseignants chargés de classe ou d’atelier au responsable pédagogique sommé d’écarter un élève perturbateur. C’est, dit Eglantine (1/ 43), « un tiers, quelqu’un en dehors », intervenant dans une situation de crise et restaurant un espace de médiation, où une règle peut se faire entendre. Danielle, chargée de direction d’école, met en scène cette fonction en insistant sur la spécificité de sa place :

326.   2   Après chaque séance de gymnastique, on faisait un point:
336.   2 3 je vais voir comment ça s'est passé, qu'est-ce qui s'est fait
337.   2 3 et après, s'il y a eu des complications
338. PR 1 3 souvent avec cette jeune on se revoyait individuellement, on en parlait,
339. PR 1 3 donc j'étais neutre sans l'être

L’exposé de Mylène est particulièrement intéressant pour saisir comment peuvent s’articuler, entre similitudes et différences, les pratiques des différents enseignants, réunis au sein du « module 1 ». Mylène et Céline, institutrices, se partagent les tâches d’enseignement, deux éducateurs techniques se chargent de l’apprentissage professionnel, et un directeur de cycle assure la coordination. La proximité des deux premières est telle que Mylène (5) ne nomme Céline que rarement, s’englobant plus fréquemment dans un « on » indéfini. Et lorsqu’elle fait référence à leur commune expérience de classe, l’espace entre elles semble si restreint qu’aucune parole ne s’échange. Il s’agit plus d’une co-présence, rassurante, que d’une communication :

167 PR 2 3 Avec ma collègue, on vivait les mêmes choses
168 PR 2 3 mais quand on était deux, c'était plus facile à gérer:
171 RC 2 3 elle avait assisté aux mêmes choses que moi,
172 RC 2 3 elle avait entendu les mêmes choses que moi,
173 RC 2 3 donc heureusement il y avait ce soutien là, du module interne...

Le directeur de cycle ne partage pas l’expérience de la conduite du groupe d’élèves avec les quatre autres enseignants. Son apport est plus précisément évoqué en relation avec des événements précis. L’interaction entre les deux enseignants est décrite sans émotion particulière, alors qu’il s’agit d’une situation d’urgence :

29   2 2 Alors les appels, de ma part, d'abord des appels réels, hein, des appels par téléphone de notre directeur donc de cycle
30   2 2 à qui je demandais d'intervenir de plus en plus souvent pour ces deux élèves
33   2 2 (...)donc là, j'appelais réellement;
34   2 2 donc il montait,

En revanche, les relations avec les éducateurs techniques, telles qu’elles sont évoquées, semblent plus marquées par l’affectivité. Souvent, avant même les premières paroles, les rires disent l’émotion (158-164). Cet espace de communication très spécifique avec les éducateurs techniques permet à Mylène de se ressourcer. Elle expérimente dans ces relations la « bonne distance » à sa pratique, entre la co-présence avec Céline en classe, où la parole n’a que peu de place et le fonctionnement trop distancié avec le directeur de cycle.

180 PR 2 4 Déjà, ils m'ont dit une chose, c'est que…
181 PR 2 4 ils m'ont déculpabilisée:
182   2 4 c'était très important,
183   2 4 parce qu'ils les voient fonctionner aussi….
186 PR 2 4 Ils compatissaient donc
188     4 c'était parfois rien
189     4 mais pour moi, c'était beaucoup,
190     4 donc je savais que je n'étais pas la seule à penser ce que je pensais
192 PR   4 ça, ça m'a confortée à tenir

Ainsi, se mettent en place des dispositifs complexes de concertation entre enseignants, où dissemblances et similitudes composent des réseaux de soutien. Elie, responsable pédagogique animant des groupes de lecture, laisse entendre, dans un propos où pointe une note d’ironie, que, dans ces réseaux, les différences méritent d’être cultivées : « mais bien sûr tout n'est pas rapporté à son instituteur... » (19/ 199).

Pervenche (15), une éducatrice qui accompagne un enfant dans son projet d’intégration scolaire décrit un dispositif où les rôles de chacun sont clairement spécifiés. Dans l’expérience qu’elle relate, comme dans le projet qu’elle propose, on observe comment la distinction de son rôle et de celui de l’institutrice est dans un premier temps affirmée, dans le registre professionnel de la pédagogie. Ainsi, peuvent se construire par la suite des pratiques communes :

262.   2 4 donc on en a parlé avec l'institutrice
263. NS 2 4 qui a fait un bilan en fin de première année de prise en charge à l'IME, enfin avec nous:
264. NS 2 4 elle l'a pris, afin de voir un petit peu ses acquis,
265. NS 2 4 enfin faire le bilan de ce qu'il pouvait, de ce qu'il en était,
266.   2 4 et puis elle a dit, oui, effectivement, il faudrait qu'on essaye,
       
308. PR 8 4 et ça c'est certain qu'il faudrait que je sois aidée par l'institutrice:
309.   8 4 je ne peux pas faire ça comme ça.
311. NS 8 4 il faudrait absolument que moi, je travaille plus avec l'institutrice,
312. NS 8 4 que j'ai un petit programme disons, pour l'aider plus