1.2.1. Respirer

Mobiliser les autres champs professionnels n’est pas chose aisée. N’avons-nous pas vu combien les logiques médico-sociales avaient traditionnellement tendance à exclure les instances scolaires ? Ne venons-nous pas d’observer comment les enseignants tendaient spontanément à se replier sur leurs propres sociabilités ? La collaboration interprofessionnelle demande aux pédagogues de mobiliser une énergie considérable pour surmonter les inclinaisons des uns comme des autres. Car « travailler ensemble » n’est pas acquis, même dans des établissements s’appuyant sur une longue tradition de réunions pluridisciplinaires. Ces entretiens montrent que rien, en ce domaine n’est jamais immédiatement disponible pour un enseignant.

Il est vrai que plusieurs, comme Gaspard (2), décrivent les dispositifs de rencontre interprofessionnelle comme un déjà-là, à disposition de l’instituteur qui l’investit ou non :

310   3   Donc au départ, Nelly et moi, on va en parler,
311   6   on va se retrouver en réunion clinique
       
318   6 4 Et là, psychologues et parfois aussi le neuropsychiatre vont essayer de donner une orientation
319 PR 6 4 et puis vont aussi avoir une oreille,
       
322   6 3 Après on va se retrouver en bilan, en bilan de fin d'année (...)
324   6 3 on va poser le problème devant tout le monde,

Dans le cas présent, Gaspard peut décrire ce dispositif avec un ton si détaché, parce que, quotidiennement et depuis de longues années, Nelly, l’éducatrice, et lui ont construit un espace d’interprofessionnalité de qualité : la participation routinière aux synthèses et aux réunions cliniques peut être reléguée au rang d’accessoire. Tous les enseignants, et tous les établissements, n’en sont pas là. Dans certains cas, la concertation est tellement peu favorisée que d’aucuns abandonnent, comme Aubin qui se voit régulièrement opposer des arguments budgétaires à ses demandes de concertation (8/150). Carla (12), cependant, reste motivée :

302.   6   Oui. C'est vrai qu'on demande des synthèses,
304.   6 3 et le problème, c'est que déjà, pour réunir tout le monde, il faut trouver un moment précis,
305.   6 3 parce qu'il y a toujours le problème de prise en charge des élèves que l'on laisse, patati patata,

Sans toutefois s’y résigner, Eglantine constate la difficulté. Elle reconnaît : « mais quelque part, c'est tellement lourd que… » (1/620) ; alors que Xavier paraît déjà découragé : « Ben si nous, on ne fait pas le nécessaire... » (9/115). Certes, dit Octave avec philosophie, « tout ça, ça se fait tout doucement, et tout ça, ça ne se fait pas tout seul, non plus » (16/130-131).

Cela se fait à coups d’écrits accumulés, poursuivent Laszlo (« je note... je garde... »13/401-402) et Yvonne (« On a fait des rapports »11/259), mais surtout grâce à des rencontres et des réunions, répétées, redoublées, tant qu’il le faut, dit Mylène (5), avec une pointe d’amertume :

274   9   le temps pour que les personnes que vous essayez d'alerter prennent vraiment conscience du problème,
275   9   j'ai l'impression qu'il faut tout le temps le même temps;
276   9   ça n' a pas changé

Eglantine reste plus optimiste, car elle sait que la permanence du cadre permet, en fin de compte à son message, d’être entendu :

395       on doit trouver une solution,
396 RC     on est quand même un établissement spécialisé
402   5 1 ça ne s'est pas fait à la première réunion
403   5 1 il y a quand même un engagement de l'enseignant
404   5 1 qui est, qui doit être fort, quelque part
405   5 1 c'est à dire il faut aller au bout
406   5 1 il faut insister,
407     1 ça demande beaucoup d'énergie

Auparavant, cette institutrice spécialisée décrit les différentes étapes de son travail de lobbying interprofessionnel : il a fallu mobiliser les collègues éducateurs pour susciter un échange (117), mais aussi contacter tous les cadres pour que, à chaque réunion qui se tient dans l’institution, un responsable soit au courant de sa requête (436-438). Sans se satisfaire de simples réponses de courtoisie (173), Eglantine sait rester humble :

309   5 3 moi, je n'ai fait que demander,
310   5 3 expliquer la situation,
311 PR 5 3 parler de mes difficultés,
312 PR 5 3 de celle des jeunes,
313 RC 5 3 de ce que vivait le groupe classe,
314       et bon, ça a suivi

D’autres, comme Yvonne (11), profitent d’un seul moment de liberté pour tenter d’engager un travail avec le psychiatre, malgré l’emploi du temps qui ne prévoit pas ce besoin :

213.   4   ce monsieur n'avait pas dans son emploi du temps de temps prévu pour une rencontre avec les enseignants,
214   4   il rencontrait les éducateurs de vie sociale,
215.       il venait là le lundi matin,
219.   4   donc moi je savais qu'il était là,
221.   4   donc je suis allée frapper à se porte pendant le temps d'une récréation,
222.   4   ce qui est extrêmement bref, hein, dix minutes, un quart d'heure,
223.   4   et ça a été la seule opportunité pour le rencontrer….

Seuls, trois enseignants n’évoquent pas la difficulté d’investir l’espace interprofessionnel en exposant ainsi leur lassitude de devoir toujours renouveler les mêmes efforts. Ils expriment plutôt combien il est éprouvant de devoir gérer les diversités de fonctionnement dans l’institution. Ernest (18/299-332) énumère les multiples rencontres qu’il doit solliciter. Pervenche, seule responsable du prochain emploi du temps de l’élève dont elle se soucie, doit concilier les spécificités de chacun ; Bérénice, en prévision de la prochaine synthèse de l’enfant qui l’occupe, doit faire coïncider la réunion mensuelle des cadres, la concertation régulière avec l’infirmière et la visite annuelle du médecin spécialiste...

D’où ces enseignants tiennent-ils cette énergie, pour ainsi tenter à maintes reprises et de multiples façons de rallier à eux le reste de leurs collègues ? Sans étudier en détail les motivations des instituteurs envers le travail interprofessionnel, Yolande Miller-Olla propose de considérer la classe, l’école et l’institution comme « autant d’enveloppes possédant des qualités de contenance » 434 et d’observer « les effets de résonance qui se produisent lorsqu’un des cadres ne remplit plus sa fonction ». 435 Dans cette perspective, nous pouvons avancer ici que le désir des enseignants de mobiliser les autres champs institutionnels répond, dans l’urgence, aux difficultés vécues en classe. Il ne s’agit pas, comme le laisse entendre Marie-Agnès Simon, d’une stratégie de troc d’heures d’enseignement contre des heures de réunion 436 . Par l’échange avec d’autres professionnels, professeurs et éducateurs tentent seulement de reprendre pied, dans leur professionnalité, en se projetant sur une autre scène que celles de la classe ou de l’école.

L’enquête par questionnaires a montré que toutes les formes de rencontre (à l’exception de la réunion institutionnelle et, dans une moindre mesure, de la synthèse) remplissent des fonctions de respiration : prendre du recul par rapport à la classe, libérer la parole, décharger les tensions... Les entretiens confirment cette analyse : faire appel à ses collègues, c’est se reconnaître en danger ; c’est aussi demander à changer de milieu, d’environnement, de démarche.

  • Un appel

Comme nous l’avons noté à propos des collaborations entre enseignants, le recours aux autres professionnels peut répondre à un simple souci de maintien de l’ordre. Mais peut-on vraiment parler d’interprofessionalité quand la qualification de l’intervenant n’est même pas considérée, comme l’indiquent Gautier et Danielle ?

134   4   On a le téléphone chacun dans une classe,
135   4   on peut appeler donc le standard au bureau
136   4   et on nous … la personne descend,
137   4   elle vient chercher l'élève…
       
235.   3   Mis à part, où il y a vraiment débordement
236.   3   et alors à ce moment-là, on va éventuellement chercher quelqu'un
237. RC 3   pour éviter que ça amène à une classe qui soit sens dessus dessous

L’urgence ne se limite pas aux seules interventions d’une tierce personne dans la classe ou dans l’atelier. « Pour moi, c'était vraiment un appel au secours », commente Eglantine (1) qui raconte comment elle s’est mobilisée pour tenter d’aider une élève, assimilant la souffrance de la jeune fille à sa propre détresse :

176 PR 5 4 la jeune, elle est mal
177 PR 5 4 elle souffre
178 PR 5 4 là elle exprime quelque chose"

Un jour, Mylène (5) quitte sa classe, désespérée, et interpelle l’administration de l’établissement :

64   4 5 Et là, je pense qu'on a mesuré
65 PR 4 5 combien c'était difficile,
66 PR 4 5 mais combien c'était difficile pour moi,
67 RC 4 5 mais aussi combien c'était difficile pour le groupe,
68       parce que ça devenait complètement délirant, abracadabrant,
69 RC     on était un peu dans l'irréel

Yvonne (11) identifie avec clairvoyance la nature de sa demande de coopération au psychiatre :

225. PR 4 3 Ce que j'attendais, …. Qu'il me rassure…
226.   4 3 là, j'en étais vraiment arrivée à me dire: "Mais ce n'est pas possible!"

Mais peu d’enseignants semblent convaincus que les collègues entendent leur appel au secours. Ainsi, Carla (12) accuse :

474.   6 3 moi, j'aimerais que quand on demande une synthèse avec déjà des points de répertoriés en disant:
475.   6 3 "Il y a un danger, il y a un danger…"
476.   6 3 J'aimerais que ça fasse tilt chez tout le monde
       
479.   6 3 et puis (qu’ils) comprennent qu'une synthèse, quand on en demande une,
480   6 3 c'est pas pour perdre du temps ou balancer nos gamins aux autres,
481   6 3 c'est parce que il y a quelqu'un qui arrive,
482   6 3 qui est en danger,
483.   6 3 qui est jeune et puis il y a peut-être encore quelque chose à faire
484.   6 3 avant qu'il y ait une catastrophe
  • Un nouvel espace

Au delà de ces demandes de secours, les rencontres interprofessionnelles répondent au besoin de respiration des enseignants en leur offrant un espace de dépôt et de repos. Repos, comme l’exprime Eglantine en grande simplicité : « ça m’a permis de dire ouf ! » (1/714) ou comme le dit Gaspard (2), évoquant ses moments de discussion avec Nelly, avec laquelle il a tissé des relations de confiance, qui le sauvent du chaos que représente parfois son travail :

243 RC 3 4 Dans notre incohérence professionnelle, nous sommes cohérents.
244 RC 3 4 Tous les deux, nous sommes cohérents,
245 RC 3 4 même si c'est incohérent le reste, tant pis.
246 RC 3 4 Nous, on est cohérent, au moins, voilà.
247 PR 3 4 Alors ça nous permet d'aborder (la classe) de façon très sereine

Ainsi l’interprofessionnel constitue un domaine privé, intermédiaire entre l’intime et le public. Nadine explique qu’elle a pu y déposer ce qu’une élève lui avait confié en classe, sous le sceau du secret, sans avoir le sentiment de trahir la confiance de l’enfant (4/ 145-152). Jean l’évoque comme « une sorte de confessionnal (qui) permet de décharger certaines choses qu’on (ne) dit pas ailleurs » (3/269-271), un espace où parfois on peut « se mettre à nu » (3/365), lorsqu’on est débarrassé de son habituel costume de professionnel.

Cette fonction de respiration permet au grand corps institutionnel de s’animer. Entendu, reconnu, reposé, chacun se sent entouré du souffle de l’autre : l’équipe prend forme, et une nouvelle dynamique institutionnelle s’instaure, tant au niveau des adultes que des enfants. Eglantine (1) décrit ainsi une sensation souvent évoquée : un enfant dont on parle ensemble est déjà un enfant qui va mieux.

557 PR   4 et donc, moi j'ai senti très vite
558 RC 5 4 dès qu'on s'est mobilisé, les adultes
560 PR 5 4 qu'il y avait quelque chose qui tombait complètement
561 PR     elle arrivait déjà plus souriante
565 PR     qu'elle regarde aussi l'adulte autrement
566 PR     peut-être aussi que l'adulte la regarde autrement
567       certainement d'ailleurs, je crois qu'il y a de ça
568   5   parce que c'est vrai, faut être honnête,
569 PRR 5 5 l'enseignant est rassuré aussi de savoir
570 RC 5 5 que d'autres aussi collaborent,
571 RC 5 5 sont aussi solidaires pour essayer d'améliorer les choses
573   5 5 c'est pas uniquement dans un sens
574 PR 5 5 à partir du moment où l'enseignant est rassuré aussi,
575 PR 5 5 ça rassure le jeune aussi.

Des dispositifs d’ « assistance respiratoire »

Nous pouvons ainsi proposer cette représentation schématique de la fonction de respiration attribuée aux ressources interprofessionnelles : 

Tableau n° 4-05 Respirer : représentation schématique

Ces extraits d’entretien évoquent plusieurs types de rencontres interprofessionnelles. Eglantine y parle des effets de la réunion de coordination ; Jean décrit le travail en réunion d’analyse de la pratique ; Ernest ou Gaspard témoignent des moments de rencontres informels avec leur proche collègue éducatrice. En revanche, aucun ne se rappelle avoir investi une réunion institutionnelle comme espace de respiration. Seule, Carla expose une expérience de synthèse, mais pour en déplorer la lourdeur.

Ainsi, leurs discours corroborent les données issues de l’analyse des questionnaires : les réunions d’analyse de la pratique, reposant sur la similitude ou l’identité des participants, permettent, mieux que toute autre forme de travail interprofessionnel organisé, des moments de respiration. Il en est de même des rencontres spontanées, reconnues comme espaces de libération de la parole, garantes de sérénité (Gaspard) ou de réassurance (Yvonne).

La fonction de respiration des réunions est particulièrement valorisée par les instituteurs et professeurs d’école. Egalement, Pervenche et Bérénice, éducatrices spécialisées, expriment ce besoin. En revanche, aucun éducateur technique spécialisé (Ahmed, Xavier ou Octave) n’évoque cette nécessité. C’est parce que les ateliers seraient moins « concentrationnaires » que les classes, suggère Yvonne. De ce fait, les éducateurs techniques auraient moins besoin de compenser des expériences douloureuses. Admettre cette hypothèse, c’est reconnaître implicitement que rencontres interprofessionnelles et pratiques d’enseignement sont les deux faces d’une même professionnalité, et que, échanger avec d’autres, respirer ensemble, collaborer, ne constitue pas une restriction ou une diminution de la capacité à enseigner, mais, dialectiquement, permet de la maintenir, ou de l’enrichir.

On comprend plus difficilement pourquoi, dans ce contexte, les réponses au questionnaire 437 indiquent que les réunions d’analyse de la pratique sont peu conviviales. N’est-ce pas agréable de se libérer ensemble de ses tensions ? Jean décrit longuement le travail dans ces « réunions cliniques » et propose un élément de réponse. A ses yeux, la relation de confiance que le cadre permet d’instaurer est investie pour que chacun puisse « se mettre à nu », dans une position d’introspection, vraisemblablement souvent inconfortable vis-à-vis des autres participants. Ce qui explique que le sentiment de convivialité n’est pas celui qui domine, chacun privilégiant sa propre dynamique intime.

Du questionnaire aux entretiens, la fonction de respiration est absente des réunions de synthèse. A l’instar des réunions institutionnelles, leur lourdeur protocolaire (calendrier préprogrammé, ritualisation des prises de parole, etc.) convient particulièrement peu au caractère d’urgence de l’appel au secours. Par contre, les autres réunions pluridisciplinaires, par leur plus grande fréquence et leur aspect moins formel, permettent d’espérer être entendu. Eglantine le rappelle : on peut bouleverser l’ordre du jour d’une réunion de coordination, on peut consacrer une réunion de projet à entendre la plainte d’un collègue, sans que l’institution ne soit irrémédiablement désorganisée.

L’analyse des questionnaires indique que les espaces privilégiés de respiration sont les rencontres interprofessionnelles informelles. L’étude des entretiens permet d’en distinguer deux formes particulières. Par exemple, de longues années de travail en commun ont permis à Gaspard ou Ernest de nouer des relations exceptionnelles avec une partenaire : la classe est à tout moment espace de collaboration. Pour d’autres enseignants, c’est à l’extérieur de la classe ou de l’atelier, dans ce « brouhaha de la vie ordinaire, dans les corridors ou les couloirs du quotidien, quand d’autres choses se passent » 438 , que se constitue l’espace de respiration et s’initient les premiers échanges.

Notes
434.

MILLER-OLLA (Yolande), Malaises des instituteurs spécialisés en institution : une approche clinique des processus d’épuisement et de distanciation, Thèse de doctorat de l’Université Paris V, sous la direction de Jean-Sébastien MORVAN, 12 octobre 2000, p. 199

435.

Ibid., p. 283

436.

SIMON (Marie-Agnès), Enseigner aux élèves à la pensée troublée, op. cit., p. 98

437.

Moins d’un tiers des questionnaires comportaient une réponse à cette question, indiquant que les réunions d’analyse de la pratique constituent un dispositif minoritaire.

438.

FUSTIER (Paul), Les Corridors du Quotidien, op. cit., p. 63