1.2.2. Informer

« Transmettre et partager l’information » est une fonction essentielle attribuée, par les enseignants, à plusieurs formes de travail interprofessionnel. Selon les réponses des questionnaires, les réunions institutionnelles en sont une, mais aucun des professeurs ou éducateurs interrogés n’évoque ce type de concertation. En revanche, rencontres spontanées, réunions de coordination et synthèses sont fréquemment citées comme des lieux et des temps permettant particulièrement aux différents professionnels d’analyser, argumenter, comprendre, constater, définir, évaluer, expliquer, mesurer, rapporter, transmettre... En effet, l’analyse du corpus révèle de nombreuses acceptions du terme large d’informer. Nous isolons quatre dimensions principales.

Tableau n° 4-06 Informer : représentation schématisée

La situation d’enseignement est reconnue comme difficile, lorsque le comportement d’un élève rend, aux yeux de l’enseignant, l’expérience scolaire chaotique et insensée. De là viennent l’angoisse et le besoin de respirer : rencontres informelles et analyse de la pratique répondent à cette nécessité. Le souffle repris, le professeur ou l’éducateur cherchent à communiquer, à formuler une demande, à exprimer une plainte. Mais les mots manquent, pour décrire ce qui reste, à leurs propres yeux, incompréhensible. Leurs tentatives se soldent souvent par un vif sentiment d’incompréhension. Alors, renonçant un temps à dire, des enseignants cherchent à montrer. Ainsi, Mylène (5/285-292) évoque sa difficulté à représenter son travail et propose aux soignants de l’observer en classe.

Selon elle, le travail de concertation interprofessionnelle pourrait alors s’engager :

300   6   J'espère que quand on parlera en réunion de synthèse
301   6 4 et qu'on dira: "voilà, c'est comme ça dans la classe;
302   6 4 c'est difficile,
303 PR 6 4 c'est douloureux pour les autres
304 PR 6 4 c'est douloureux pour nous
305 PR 6 4 et c'est douloureux aussi pour les jeunes qui sont dans cette situation"
306   6 4 j'espère qu'on aura les mêmes images, en tout cas, des situations,
307   6 4 c'est ce qui manque...

Mais paradoxalement, elle recommande aux psychiatre et de se taire et se rendre invisibles psychologues, pour mieux voir et mieux communiquer. Il est peu probable qu’une telle demande conduise à un meilleur discernement :

315 RC 9 4 Nous on s'en fiche qu'on nous regarde faire la classe ou pas,
316   9 4 ce n'est pas un problème,
317   9 4 mais qu'ils les voient,
318   9 3 qu'ils ne nous posent pas de question,
319 RC 9 3 qu'ils soient là, qu'ils essaient de se fondre dans le paysage

Malgré ces injonctions excessives, Mylène souligne que le premier enjeu des rencontres interprofessionnelles est de construire, à partir du vécu de chacun, des représentations communes. Dans ce but, les équipes institutionnelles ont fréquemment recours à des « outils d’observation ». Dans de nombreux établissements, l’observation est la première unité reconnue d’échange interprofessionnel, qui justifie les rencontres et les réunions. En effet, dit Mylène avec naîveté (5/88-89),« les observations, c’est ce qui permet de révéler tout ce qui s’est passé ». Bérénice (17) en donne quelques exemples :

163. NS 6 5 « Cet enfant-là, tel type d'activités ne l'intéresse pas du tout,
164. PR 6 5 par contre on a pu observer que là, dans ces moments-là, on peut rentrer en relation avec lui
165.   6 5 et donc à partir de là, on va privilégier…."
166.   6 5 C'est surtout ça les observations…
       
171.   6   il y a les observations du comportement,
172.   6   mais il y a aussi les observations médicales qui entrent en compte….
148.   6 4 donc là, je pense, on a fait beaucoup d'observations,
149. PR 6 4 c'est vrai que cet enfant il est assez mystérieux,
150.   6 4 donc je pense que jusque là on avait beaucoup d'observations
151. PR 6 4 et on ne savait pas quoi faire avec lui, et comment s'y prendre….
152.   6 4 Je crois que maintenant, on commence à trouver les solutions…

Ainsi, pour l’éducatrice, la seule accumulation d’observations semble conduire à la solution. Nadine (4/243-248) note cependant qu’il est nécessaire que les constatations des différents intervenants soient cohérentes. Elle dénonce alors la tendance de certains collègues à ne pas communiquer des observations, par crainte des jugements d’autrui. Contre cette dérive, Pervenche (15/ 207-208) se réjouit d’être accompagnée, lors d’une réunion de synthèse, d’une collègue qui a partagé des temps de pratique, et peut ainsi témoigner de l’authenticité des observations.

Pour Ernest, s’appuyant sur la présence quotidienne d’une éducatrice à ses côtés, la question du partage des représentations ne se pose pas. Il organise sa classe pour que chaque émotion puisse être verbalisée, « sur le tas » (18/20), ou plus spécifiquement à « un moment où on puisse parler de ce qui nous est tombé dessus » (18/32) :

30. RC 3   on va essayer de faire en sorte qu'on va pouvoir en parler, être à même d'en parler, parler tous ensemble,
31.   3   que ce soit formulé quoi

Comme l’observation, la verbalisation peut être parée de vertus magiques : il suffirait « d’en parler » pour que la difficulté disparaisse. Mylène critique à demi-mot ce présupposé qui inspire les synthèses auxquelles elle participe :

83   6 3 Nous, on a des synthèses qui sont très respectueuses des uns et des autres…
84 PR 6 3 On s'écoute parler,
85   6 3 je veux dire, il n'y a jamais de mot plus haut que les autres, enfin, bon
86   6 3 ce sont des synthèses très, comment dire? Très clean…

La mise en mots suppose une sélection. Mylène proposait à ses collègues de tout voir, mais personne ne prétend pouvoir tout dire. Même, pour Elie, par exemple, choisir de dire, c’est choisir de taire :

199 NS 2 4 mais bien sûr tout n'est pas rapporté à son instituteur ou à ses éducateurs de son comportement, ou de ce qu'il a appris:
200 NS 2 4 bon, en général, je rapporte les excès de comportement ou d'inattention,
201 NS 2 4 et je peux rapporter surtout tout ce qui est positif, dans l'acquis.

Ici, la discrétion s’explique par un usage institutionnel : ne pas tout dire aux adultes permet de mieux communiquer avec les enfants :

168 PR 6 5 Il y a des choses pour lesquelles on ne cache rien aux enfants,
169   6 5 on fait des bilans, on fait des synthèses pour chaque enfant régulièrement,
170 PR 6 5 et l'enfant, il est invité à la fin de cette réunion,
171 PR 6 5 et on lui dit ce qui s'est dit

Car parler, c’est s’inscrire dans un réseau de communication. Dire expose à la réponse, prépare l’autre à la question. Pour Pervenche (15), parler est une stratégie : les observations se donnent pour susciter les échanges :

200.   6   Donc, je compte en parler en synthèse:
201.   6   après avoir donné mes observations, je pense questionner, questionner le directeur,

Ainsi, l’information (observation, puis formulation, rapport, compte-rendu, etc.) peu à peu se constitue en objet institutionnel. Elle s’écrit, sous forme de notes, et devient l’enjeu de trocs dans l’établissement. Ainsi, Laszlo évoque comment, en endossant le rôle de secrétaire, il instrumentalise peu à peu les mots au profit de ses projets personnels :

369   6   Souvent ici, je fais un peu le secrétaire de l'équipe
370   6   je prends toujours des notes,
       
398       je note plein de choses:
399       "tiens lui, il a été comme ceci, il a fait cela."
400 NS     Et je garde, et je mets dans le dossier,
402   6 2 je note, je garde,
405   6 2 quand un collègue, il a un gamin qui passe en synthèse,
406   6 2 il me dit: "tiens j'arrive, tu pourrais me faire un… »
407   6 2 on a fait des trucs, on a fait nos petits topos, on a mis un camembert

Parfois, en effet, les mots sont réduits à leur seule forme. Jean décrit des réunions, où tout le monde parle, certes, mais en évitant de transmettre les observations essentielles, que chacun pourrait partager. Les discours sont prévisibles, les mots de chacun empruntés au répertoire convenu de chaque profession. C’est à ce prix que l’observation devient information. :

340   6 4 Oui on en parle, en suivi de projet, on en parle bien sur…
341   6 4 On en parle plus en comparaison avec le groupe,
342 NS 6 4 en se livrant uniquement à des analyses qui sont plus scolaires si vous voulez, c'est à dire en terme de résultats,
343 NS 6 4 ce qu'elle sait, ce qu'elle ne sait pas...

Quand l’usage est, en réunion, de parler pour ne pas dire, il devient difficile de se faire entendre. A ce propos, Eglantine (1/ 454-458) témoigne de la nécessité de multiplier les rencontres informelles pour sans cesse répéter à chacun ce qu’elle a dit à l’autre, de redoubler de contacts personnels les temps de coordination, de chercher tous les moyens pour laisser trace de son message.

Les observations rassemblées, les mots accumulés sont autant de matériaux pour construire des modèles communs. La juxtaposition des témoignages, des observations et des notes permet dans un premier temps la simple comparaison des pratiques. Ainsi, Ahmed (14/ 107-114) multiplie les visites à chacun des membres de l’équipe institutionnelle pour repérer quels comportements de son élève se reproduisent dans d’autres lieux : il s’agit, dit-il, de « cibler » le problème.

En effet, l’enjeu des rencontres interprofessionnelles est de transformer la difficulté individuelle en problème institutionnel : il faut problématiser. A plusieurs reprises, Octave (16) insiste sur la nécessité d’un constant travail de concertation : 

130.     5 mais tout ça, ça se fait tout doucement
131.   4 5 et tout ça, ça ne se fait pas tout seul non plus,
132   4 5 parce que pour arriver justement à comprendre tout ça, il a fallu faire intervenir petit à petit différentes personnes
       
226   6 5 Ah oui, et il n'y a que quand il y a eu cette réflexion en commun….
227.   6 5 Effectivement, j'ai fait une recherche aussi personnelle, par moments seul,
228.   6 5 mais il y a toujours eu une mise en commun,
229.   6 5 et il y a toujours eu une confrontation d'idées
230.   6 5 qui fait qu'on a toujours pu réajuster aussi.

Pour de nombreux enseignants, cette fonction semble être, de façon privilégiée, celle des réunions de coordination ou de projet. Jean (3/284-290), comme Eglantine (1/278-285) ou Gaspard (2/322-330), expose la façon dont, dans ce cadre, sa difficulté personnelle et conjoncturelle à motiver une élève devient le problème commun et permanent de « travailler trop longtemps avec un enfant ».

Cette entreprise de construction d’une problématique nécessite de chacun qu’il rompe avec les usages de l’observation. Il ne s’agit plus d’être le spectateur ou le commentateur de sa propre pratique, mais de se montrer capable de changer de point de vue, de se mettre à la place de l’autre. Pervenche (15) explique que la compréhension commune exige que chacun dépasse les contingences de sa situation, considère le problème au delà de ce qu’il voit ou ressent :

238.   6 3 Je pense que dans le descriptif de l'enfant lui même, dans ce que l'on en voit,
239. RC 6 3 selon où l'on est, si l'on est avec lui dans le groupe ou un peu plus extérieur,
240.   6 3 on le voit déjà certainement différemment.
241.   6 3 Et je pense qu'on ressent le travail avec lui certainement très différemment,
242.   6 3 donc, c'est vrai que la personne qui a déjà un groupe important,
243.   6 3 ne voit pas très bien comment elle va faire avec cet enfant, certainement;
244.   6 3 alors que nous qui l'avons dans un groupe restreint, à deux,
245.   6 3 on voit le côté positif certainement plus important

C’est pour cela, selon Jean (3/ 365-384), qu’il est important que l’objet des réunions soit clairement établi. Dans les instances collectives à vocation décisionnelle, par exemple, où la présence de la direction est trop prégnante, l’instituteur dit ne pas oser « se mettre à nu », abandonner son attirail de professionnel (observations et notes, « petits topos et camemberts ») pour endosser un habit commun. De ce fait, il apprécie la présence dans certaines réunions du directeur et dans d’autres du psychiatre. Pour Carla (12) également, les « psy » préviennent de la possible confusion des espaces de réunion : on ne peut, dit-elle, trouver une solution à un problème qu’on n’a pas pris le temps de poser.

427.     3 parce que il n'y a pas de psy, il manque…
428. PR 6 3 il manque ça, il manque tout cet échange là.
430.   6 3 ce n'est pas que je voudrais qu'on sorte de cette réunion en disant:
431.   6 3 "La solution, c'est celle ci"
432. NS 6 5 je voudrais qu'ensemble on puisse réfléchir à des moments précis, à des propositions de travail, à des chemins à suivre…

Cette distinction explique que les synthèses sont rarement citées comme espaces de modélisation. Selon les réponses au questionnaire, elles sont plus chargées des rôles d’orientation et d’évaluation des pratiques. Ces réunions semblent ainsi très peu adaptées à la construction de problématiques de travail institutionnel. En effet, ce travail exige que chacun puisse s’exprimer plus librement, sans pression hiérarchique manifeste. Mais il nécessite aussi que soit garanti à tous le nécessaire temps de l’élaboration intellectuelle, composé de moments d’élucidations fulgurantes, d’hésitations répétées, de retours en arrière fréquents. Le calendrier pré-programmé des synthèses, où chacun prend la parole selon un protocole déterminé, semble peu compatible avec cette temporalité.

Ainsi, la construction de la problématique institutionnelle est, comme l’observation, une expérience commune. De « l’échange simple » de renseignements anodins qu’évoque Gautier (6/169-172) à la collaboration permanente que pratiquent Gaspard ou Ernest, le travail d’information est, dans toutes ses modalités, un moment de partage. Et on ne partage rien sans affect. Ainsi, les rencontres interprofessionnelles sont chargées d’affectivité. Danielle parle de la sérénité d’une relation de confiance peu à peu tissée avec une psychologue, dans le cadre de visites informelles. Quant à lui, Octave évoque les conflits inhérents aux réunions.

513.   9 3 ça n'a pas été sans heurt avec l'équipe,
514.   9 3 parce que ce n'est pas toujours facile de comprendre ce que veut faire l'autre,
515.   9 3 ce n'est pas toujours facile de comprendre ce que veut l'équipe...

Ces témoignages corroborent l’analyse des réponses au questionnaire : rencontres spontanées et réunions pluridisciplinaires sont reconnues comme très utiles, mais seules les premières sont qualifiées de « conviviales ». On peut en déduire qu’une bonne partie du travail d’élaboration institutionnelle expose les participants au risque de conflit. Les stratégies d’évitement sont alors nombreuses. Avant les réunions, Mylène (5/ 432-445) et ses collègues enseignantes fourbissent leurs arguments, rédigent leurs conclusions et distribuent à chaque collègue une photocopie du document ainsi préparé. Cette conception limitée du partage, qui interdit l’échange leur est reprochée.

Eglantine critique un fonctionnement institutionnel, cherchant vraisemblablement à réduire les occasions de heurts et favoriser le contrôle hiérarchique. La collaboration interprofessionnelle est réservée aux seuls membres de l’équipe de direction. Chaque secteur de l’établissement, convoqué en « réunion de concertation », exprime plaintes et demandes aux directeurs. La « réunion de direction » est chargée de répondre à ces sollicitations par les décisions appropriées, communiquées au reste de l’équipe lors de « réunions de projet ». Ainsi sont complètement dissociées les fonctions de respiration, confiées aux réunions pédagogiques, et d’articulation, objet des deux autres formes évoquées. Il n’existe aucun espace interprofessionnel d’échange et de partage : l’information est successivement « retransmise » (1/279), « retranscrite » (1/320), « gérée » (1/289), « rapportée » (400)... Dans ce contexte, malgré une volonté forte d’engagement, lassée d’insister au cours de multiples rencontres, Eglantine renonce à une initiative d’ouverture :

611   4 3 Faut en référer à …
612   4 3 faut pas court-circuiter le travail qui a été fait avec le psychologue
613   4 3 faut pas court-circuiter le travail avec l'éducateur,
615   4 3 Donc, c'est vrai qu'il aurait fallu mettre en place une collaboration,
616   4 3 c'est à dire voir tous les secteurs,
619   4 3 informer tout le monde,
620   4 3 mais quelque part, c'est tellement lourd que…