1.2.3. Articuler

La plupart des enseignants interrogés 439 attribuent aux réunions et rencontres interprofessionnelles un rôle assimilable aux fonctions d’articulations : articuler les différentes interventions, évaluer les actions de chaque intervenant, imaginer et inventer des pratiques collectives. Mais chacun privilégie un aspect de cette dimension. On peut rassembler ces différentes acceptions sous la forme d’une dynamique complexe, double et paradoxale, de rapprochement et de séparation.

Tableau n° 4-07 Articuler : représentation schématique

La fonction d’articulation des rencontres et réunions interprofessionnelles n’a d’autre objet que les pratiques. Des espaces de respiration ayant été restaurés, les informations étant recueillies et agrégées selon des modèles cohérents, il s’agit d’adapter les dispositifs ou de modifier les usages pour résoudre les problèmes ou limiter les difficultés. Une fois de plus, les enseignants collaborant quotidiennement avec une éducatrice fournissent un exemple éloquent de cette articulation. Ainsi, avec précision, Ernest (18/68-90) explique la répartition des rôles entre lui et sa collègue. Il indique la différenciation des tâches (à lui les apprentissages fondamentaux, à elle les sorties de socialisation) et les éventuels moments de présence simultanée, autour d’activités de régulation ou de travaux fortement chargés symboliquement (le sport ou la fabrication et la vente du pain). Il signale également les temps communs de préparation et de concertation. Ici, le rapport interprofessionnel inspire des aménagements précis.

Mais pour la plupart des professeurs ou des éducateurs interrogés, l’interprofessionnalité constitue un moment de détour dans le fil des pratiques. Une difficulté particulière justifie cet écart. Un changement de l’enseignant, de ses manières de faire, des dispositifs auxquels il participe ou de leur environnement doit permettre de renouer avec un fonctionnement ordinaire. Au moment où nous les interviewons, les rencontres interprofessionnelles leur permettent seulement d’anticiper de possibles aménagements. Ainsi, Laszlo (13), confiant dans son travail avec une psychologue, rêve de tout changer, avant de convenir d’une stratégie plus prudente :

217   6   Et à partir de là… on remue des montagnes là, oui….
219   6   On remet en cause plein de choses…
       
253   6 4 En plus, la psy est OK avec nous…
255   6   Ouais, on en parle un petit peu encore,
256   6   on en est à une petite approche..

Plus réaliste, Ernest (18/ 219-250 et 444-457) indique les quatre étapes nécessaires, selon lui, à un travail interprofessionnel : convenir d’objectifs communs, rassembler des moyens et des ressources, définir des repères, enfin garder le cap.

444.   3 3 que ce soit enseignant ou éduc, je crois qu'on a un travail d'anticipation qui me paraît essentiel.
445   3 3 Alors, ça peut être d'anticipation dans ce qu'on va faire, et comment,
447.   3 3 mais aussi dans l'ordre du matériel, parce que pour réussir dans un projet, il y a des tas de choses à mettre en place,
449.   3 3 pas tout prévoir, parce qu'on ne peut pas tout prévoir,
450.   3 3 mais anticiper au maximum,
451.   3 3 et je veux dire que ce n'est pas évident pour un certain nombre de personnes d'arriver à anticiper, à prévoir,
453.   3 3 et après tenir, parce qu'aussi, il faut tenir dans la durée…
455.   3 3 ce n'est pas facile de tenir, dans cette durée, dans ces efforts là,
456.   3 3 parce que ça demande quelquefois des efforts, je pense, de la constance.

Personne, dit-il, ne réunit toutes les qualités requises pour l’ensemble de cette démarche. C’est ce qui justifie le recours au collectif et à l’interprofessionnel, espace d’anticipation entre le cap à maintenir et les aménagements à réaliser, instance d’articulation entre les séparations à opérer pour éviter la confusion et les rapprochements qui combattent l’éparpillement.

La réunion interprofessionnelle rompt la solitude de l’enseignant, comme de ses collègues. C’est l’occasion pour chacun de demander qu’on allège sa charge :

243   9   C'était une demande forte de tout le monde:
245   9 4 c'est à dire, décharger aussi bien le groupe, la classe que l'atelier
247   9 4 Ca, ça avait été une demande unanime…

Gautier (6) attend ainsi des rencontres interprofessionnelles qu’elles permettent de « multiplier les intervenants (...) pour démultiplier la fatigue de chacun » (213). Nadine (4/70-73) opère d’une façon similaire, en synthèse, lorsqu’elle demande, en vain, à être déchargée des multiples rôles qu’elle a endossés. Cette arithmétique rend compte d’un premier travail de séparation : profiter de la division du travail pour fractionner la difficulté et répartir les soucis entre les différents moments de la journée.

Permettre à l’enseignant de différer sa difficulté est en effet une fonction importante des rencontres. En séparant le temps du problème (la classe ou l’atelier) de celui de sa résolution (la réunion), elles permettent au professionnel de ne plus ressentir l’angoissant sentiment d’urgence. Ainsi, toute insatisfaisante qu’elle soit, la rencontre d’Yvonne (11/ 259-263) avec le psychiatre lui permet de continuer, jusqu'à la synthèse suivante, à travailler avec son élève difficile. De même, Jean reconnaît que son agressivité vis à vis d’un enfant tombe lorsqu’il sent que des collègues partagent sa difficulté. Danielle analyse (10/279-289) ce phénomène en témoignant que ses rencontres fréquentes avec un psychologue lui permettent de dédramatiser les moments de crise, en les recontextualisant dans l’ordinaire du travail d’enseignant.

Etymologiquement, il ne peut y avoir de réunion sans rapprochement. Toute rencontre est un rassemblement. Ainsi, la concertation interprofessionnelle consiste forcément en un moment de rupture avec l’exercice solitaire de son activité. Pour Octave, le sens du travail d’éducateur technique tient à cette alternance :

131.   4 5 et tout ça, ça ne se fait pas tout seul non plus,
132.   4 5 parce que pour arriver justement à comprendre tout ça, il a fallu faire intervenir petit à petit différentes personnes,
138.   4 5 tout seul, on ne peut pas.
139. NS   5 Même si à l'atelier, je tiens à être seul et faire mon boulot dans son identité
       
239.   4   mais c'est vrai qu'il y a eu beaucoup de moments informels,
240.   4   où peut-être effectivement on a eu une réflexion à deux ou à trois, souvent à deux, mais deux, une fois avec une personne, une fois avec l'autre
241.   4   qui a fait qu'on a vachement avancé aussi.
242.   4   Alors par moments, on pourrait dire qu'il n'y a pas besoin de tout cet étalage de personnes pour penser;
243.   6   par contre par moments, il y en a besoin,
244.   6   parce qu'ils ont besoin, ces gens-là, de ne pas être le nez dans le guidon
245.   6   et d'avoir un retour de ces pensées qu'on a pu avoir des fois tout seul ...
       
212. RC 6 5 On n'est pas là pour penser à leur place,
213. RC 6 5 mais pour penser autour d'eux, dans un rôle d'entourer...

En effet, la réunion interprofessionnelle, parce qu’elle réunit des adultes, permet d’entourer les enfants. Elle est lien et frontière. Ainsi, pour Eglantine (1/ 369-375), l’ensemble des pratiques interprofessionnelles protège les adultes des jeux troubles de son élève : ce n’est plus la personne qui est attaquée à travers l’enseignant, mais l’institution. Les rapports entre les personnes sont transformés : les différences de rôle s’élaborent en complémentarité. Dans l’entre-deux des fonctions d’éducateur et d’enseignant, Gaspard et sa collègue sentent qu’il se passe quelque chose :

86   3 3 J'ai envisagé très sérieusement l'année dernière, en fin d'année,
89   3 3 "de passer la main" en disant:
90   3 3 "Est-ce qu'elle ne serait pas mieux ailleurs,
91 NS 3 3 dans un établissement plus adapté à son niveau?"
92   3 4 Et puis on a fait le choix de, non,
93   3 4 parce qu'il y avait quelque chose qui nous faisait dire non,
94   3 4 mais quelque chose d'assez indéfini,
95 PR 3 4 pas quelque chose d'affectif, parce que ça pourrait être affectif, non,
96   3 4 quelque chose qui nous faisait penser
97 PR 3 4 qu'elle s'accrochait.

Pour conclure, nous relevons ce paradoxe exprimé par Octave (16/207-209) : détour des pratiques, les rencontres interprofessionnelles constituent une réalité de référence. « Est-ce qu’on est bien dans la réalité ? »demande-t-il à ses collègues, signifiant sans doute que l’entendement commun est le meilleur garde-fou contre les imaginaires individuels. Il répond ainsi à son inquiétude initiale qui lui faisait considérer avec prudence le dossier d’un élève :

108. NS     Par sécurité, je prenais un dossier et puis je le regardais
110. NS     et puis je me fiais au dossier qui justement était incomplet,
111. NS     il n'y avait pas de choses fausses,
112.       mais il manquait des éléments d'importance,
113. NS     donc ça faussait les données au départ,
114. PR 6 4 au lieu de prendre le jeune tel qu'il était,
118.   6 4 j'ai peut-être trop écouté ce qui se disait en réunion ou en synthèse et la présentation qu'on en faisait

Octave borne ainsi les limites de la concertation interprofessionnelle : sans elle, comment se préserver de ses propres démons ? Mais peut-elle seule garantir l’accès à la réalité ?

Notes
439.

On note cependant dans les exemples suivants comme dans le tableau ci-dessous l’absence remarquable de Christiane, Aubin, Xavier et Ahmed