1.3. Des logiques de mobilisation

Respirer, informer, articuler : on entrevoit maintenant toute la richesse des ressources scolaires ou interprofessionnelles, que les enseignants mobilisent. Rencontres spontanées, synthèses ou réunions de coordination, on sait la diversité des formes de concertation dont professeurs et éducateurs disposent. La comparaison des entretiens permet de repérer, dans cette multitude de modalités, plusieurs modèles de collaboration interprofessionnelle.

Plusieurs entretiens sont caractérisés par la faible quantité de propositions évoquant les ressources mobilisées : Xavier consacre moins de 15% de son discours à ce sujet, alors que, par exemple, Mylène, Pervenche ou Bérénice s’y intéressent quatre fois plus. Par conséquent, le matériau est rare, pour caractériser ces enseignants qui déclarent faire peu appel aux dispositifs de coopération.

Pour deux d’entre eux, un faible investissement de la situation d’enquête explique vraisemblablement la pauvreté de leur discours à ce propos. Ainsi, Aubin s’exprime volontiers sur les différentes adaptations pédagogiques qu’il met en place, mais refuse d’évoquer les possibles concertations interprofessionnelles. Il préfère, dès que la possibilité se présente, évoquer des questions très générales sur l’évolution des problèmes sociaux et l’inadaptation croissante des instituts de rééducation : il tient visiblement à nous faire partager ses expériences de professeur à l’étranger et de représentant de parent d’élève. Seule, la proposition de comparaison du travail d’équipe dans son établissement avec les pratiques des enseignants en collège lui permet parfois de revenir au sujet. Au contraire, Ahmed ne s’écarte jamais des consignes et des relances. Aux questions posées sur les possibilités de réunion et de rencontre, il répond très brièvement. Evoquant une situation, par certains aspects complexe, mais peu impliquante, il se borne à rappeler la norme du fonctionnement institutionnel et ne témoigne d’aucune démarche particulière, d’aucun investissement spécifique. Ainsi, nous explique-t-il, n’étant pas référent de l’élève qui lui cause souci, son rôle se limite à un simple signalement auprès des instances compétentes.

Christiane évoque également peu de mobilisations interprofessionnelles : la plupart des 30% des propositions caractérisant des ressources concernent ses rencontres avec les parents de son élève. Mais elle dénonce cette carence institutionnelle. Elle explique qu’un secret, le diagnostic de psychose porté sur cette enfant, inhibe tous ses collègues, en particulier le psychiatre et bloque tout processus de collaboration. Elle reste donc seule au prise avec son angoisse face à la folie, sa compassion envers les parents et son découragement de pédagogue. Certainement, d’autres enseignants réagiraient autrement à une telle problématique. Gautier, par exemple, exerce dans le même établissement et arrive à mobiliser plus de ressources. Aussi est-il délicat de déterminer qui, de l’enseignant ou du contexte, peut être considéré comme déterminant d’un tel dysfonctionnement.

En revanche, la tendance de Xavier (9) à éviter le travail interprofessionnel fait peu de doute. Il refuse même toute forme de questionnement pédagogique, et s’interdit ainsi de profiter d’une quelconque ressource scolaire :

214 PR 1   On fait le bilan et on se dit:
215 PR 1   "Mais si j'avais agi différemment avec ce gamin là;
216 PR 1   peut-être que ça aurait été différent"
217   1   Mais c'est vrai qu'avec des si, on mettrait Paris en bouteilles:
218   1   pour moi, je pense, il ne faut pas trop aller dans ce système-là,
219   1   parce qu'après, on n'a que des regrets
220 PR 1   et puis on culpabilise aussi,

Il n’attend rien de plus des réunions interprofessionnelles : tout débat lui semble être une perte de temps. Pourquoi ne pas agir directement ? Il sollicite ses collègues dans des rencontres moins formalisées, mais ce n’est pas pour, ensemble, chercher des solutions : il préfère leur confier directement l’élève qui pose problème (120-127).

Quand, malgré tout, une initiative institutionnelle est arrêtée, Xavier en montre l’insignifiance :

162 PR 9   à part "je te vire pendant trois jours ou pendant huit jours",
163   9   il n'y a pas eu grand chose;
164   9 2 bon après il y a le rendez-vous avec le directeur,
165   9 2 la mère ou les parents viennent,
166   9 2 et puis: "on promet que ça se passera mieux"
167   9 2 le truc classique quoi!, et puis le lendemain ça recommence.

Ernest et Gaspard ont en commun de partager leur exercice quotidien d’enseignant avec une éducatrice. Mais là semble, au premier abord, s’arrêter leur ressemblance. Multipliant les anecdotes de classe, Gaspard sature l’entretien d’émotions. Au contraire, Ernest tente constamment de contrôler les propos, nous reprenant lorsqu’il juge un terme incorrect. Alors que l’un présente l’approche interprofessionnelle comme facteur de conflit en dramatisant peut-être la situation, l’autre présente froidement l’alternance des activités et la complémentarité des rôles.

Mais l’examen plus attentif de leurs discours permet de repérer plusieurs similitudes dans leurs fonctionnements :

195. RC 3 4 alors, on a un projet de classe,
196. NS 3 4 qui fait référence bien sûr à des références de l'Education Nationale,
197. RC 3 4 mais aussi entre guillemets à un projet philosophique,
198. RC 3 4 oui, de valeurs humaines, qui sont assez proches, les siennes et les miennes,
199. RC 3 4 et ce qui fait que dans le travail du quotidien, à l'intérieur de l'établissement et aussi sur l'extérieur, bon, on a de nombreux points communs

Plusieurs enseignants privilégient la réflexion pédagogique (adaptation en classe, rencontres entre enseignants, voire réunion pédagogique) et les réunions interprofessionnelles (synthèses, coordination et projet, analyse de la pratique...), sans investir autant les rencontres spontanées.

Mylène représente l’archétype de cette catégorie. Au sein du « module 1 » qui réunit autour d’elle quatre enseignants, elle multiplie les formes de collaboration : interventions hiérarchiques, collaborations en classe, préparations communes, discussions faciles, rires et humour, etc. Mais ce module « fait bloc », et semble très hermétique . Ce qui en sort est très contrôlé : les synthèses sont préparées collectivement, comme les notes que l’on rédige, corrige et duplique ensemble. Sûres d’elles, les cinq enseignantes investissent ainsi les réunions cliniques ou les synthèses, prêtes à engager un rapport de force. Mylène se rend compte que cette façon de faire leur est reprochée. Aussi, elle craint les rencontres moins formalisées, spontanées ou particulières, qui ne concerneraient pas l’ensemble du module. Moins armée, elle risque de s’exposer au ressentiment de l’équipe institutionnelle.

Dans un environnement très différent, Eglantine correspond à ce modèle. Une organisation très particulière limite les contacts interprofessionnels. Aussi, cette institutrice investit fortement les réunions pédagogiques, et multiplie, avec succès, les adaptations en classe. La demande de collaboration interprofessionnelle ne peut se faire que par l’intermédiaire de l’équipe de direction, qui informe les autres intervenants des projets d’Eglantine. Une seule occasion, la réunion « suivi de projets » est offerte à l’ensemble des intervenants auprès de l’élève considéré, d’échanger leurs points de vue. Bien entendu, Eglantine attache beaucoup d’importance à cette instance interprofessionnelle.

Grande proximité avec des collègues instituteurs (Jean) ou éducateurs techniques (Gautier), ou au contraire forte demande contrariée et considérable déception (Nadine), ce modèle inspire plus du quart des enseignants interrogés.

D’autres, éducateurs ou professeurs, mobilisent moins les ressources scolaires, mais portent leur intérêt sur les rencontres interprofessionnelles et les réunions de synthèse. Bérénice représente cette population. Soucieuse de l’orientation d’un enfant souffrant de déficiences importantes, elle multiplie les contacts interprofessionnels (éducateurs, médecin, kinésithérapeute, ergothérapeute, etc.) pour élaborer un projet très construit. Aussi, attend-elle beaucoup de la prochaine réunion de synthèse, qui engagera, ou non, l’établissement dans d’importantes modifications de ses usages. Le fonctionnement de Laszlo semble très proche, même si l’éducateur technique développe plus une stratégie de dissimulation. S’appuyant sur la complicité d’une psychologue, il trame avec les éducateurs de vie sociale un projet de nouvel emploi du temps qu’une synthèse ne pourra que valider. Dans l’établissement que dirige et où enseigne Elie, les synthèses sont des moments très valorisés : tout ce qui y est dit peut être rapporté aux enfants. Elles sont donc précédées de nombreux contacts informels, au cours desquels les différents intervenants évaluent ce qu’ils doivent dire ou taire.

Rassemblant, outre les discours des enseignants déjà cités, ceux de Danielle, Carla, Yvonne et Octave, cette catégorie représente plus du tiers des entretiens réalisés. On peut y joindre les propos de Pervenche. L’éducatrice associe une forte collaboration scolaire à d’importants contacts interprofessionnels pour convoquer une synthèse, promesse d’aménagements importants qu’elle se chargera vraisemblablement de piloter.

Nous pouvons maintenant apprécier dans quelle mesure, sur l’échantillon présenté, la mobilisation des ressources professionnelles dépend de la qualification de l’enseignant, de l’établissement où il exerce, ou de la difficulté qu’il évoque :

Tableau n° 4- 08 Mobilisation des ressources interprofessionnelles : influences
typologie
« Ressources »
pseudonyme Etablissement Qualification Difficulté
évoquée
  Aubin IR Cigognes Prof. non spécial. l’élève rebelle
faible Ahmed IME Gangas Educ. Tech. Spé. l’élève démotivé
mobilisation Christiane IME des Alpages Prof. non spécial. la mauvaise méthode
  Xavier IR Colombe Educ. Tech. Spé. l’élève rebelle
         
Collabo Ernest IME Brunnich Prof. Spécialisé l’élève démotivé
quotidien Gaspard IME Circaëte Prof. Spécialisé la mauvaise méthode
         
  Mylène IES Cardinal Prof. Spécialisé l’élève rebelle
Pédago Eglantine IR Crécerelles Prof. Spécialisé. l’élève rebelle
  Jean IME Circaète Prof. Spécialisé l’élève oublié
+ Nadine IES Cardinal Prof. non spécial. l’élève démotivé
réu. inter. Gautier IME des Alpages Prof. non spécial. l’élève rebelle
         
  Pervenche IME Balbuzard Educateur scolaire le bon élève
Contact Bérénice IME Balbuzard Educateur scolaire l’élève oublié
Interpro Laszlo IME Gangas Educ. Tech. Spé. le bon élève
+ Yvonne IR Spinoza Prof. non spécial. la mauvaise méthode
Synthèses Octave IME Balbuzard Educ. Tech. Spé. l’élève oublié
  Elie IME Brunnich Prof. Spécialisé l’élève rebelle
  Danielle IR Hirondelles Prof. Spécialisé l’élève rebelle
  Carla IR Spinoza Prof. non spécial. l’élève rebelle

On ne peut négliger l’influence de l’établissement. Les contraintes d’organisation institutionnelle pèsent sur les pratiques de collaboration interprofessionnelle. Les trois enseignants issus de l’IME Balbuzard privilégient les rencontres interprofessionnelles et les réunions de synthèse, quand les deux institutrices de l’IES Cardinal préfèrent les ressources scolaires et les réunions interprofessionnelles. Mais on ne peut pas considérer cette variable comme déterminante : les enseignants issus d’autres établissements semblent se répartir dans les différentes catégories de façon plus aléatoire.

En revanche, il est important de noter les relations entre la qualification des enseignants et leur manière de mobiliser les ressources à leur disposition. Seuls, les professeurs et instituteurs, spécialisés ou non, privilégient les ressources scolaires, alors que les rencontres interprofessionnelles sont prioritairement sollicitées par les deux éducatrices et la moitié des éducateurs techniques spécialisés. Ces constats corroborent les conclusions de l’analyse des réponses au questionnaire : instituteurs et professeurs cherchent dans les ressources du « petit périmètre » (classe, école) des éléments de ressemblance, quand les éducateurs, techniques ou scolaires, semblent plus à même d’élargir leur champ d’inspiration et investissent plus spontanément les diversités institutionnelles.