2.1.2. La confrontation des mondes

Malgré ces quelques remarques restrictives, on peut considérer que chaque enseignant identifie sa difficulté comme la conjonction d’éléments de plusieurs mondes. Ce n’est jamais la seule défaillance d’un monde qui pose problème, mais leur impossible cohabitation. Les énoncés-problèmes mettent en évidence les objets ou les qualités caractéristiques de chaque monde, les plus susceptibles d’entrer en conflit avec les autres mondes. A partir de ces formulations concises et de leur contexte 441 , nous pouvons dresser des modèles de leurs répertoires.

  • Le monde de la Normalisation Scolaire mobilisé dans la présentation de la difficulté initiale

Selon ces références, l’espace scolaire apparaît comme un terrain de contraintes et de production, constitué autour d’activités précises donnant lieu à des pratiques d’évaluation et de mesure. Il est presqu’exclusivement évoqué par ses objets, distribués entre trois registres : le cadre scolaire, les capacités et les performances, les activités.

On peut présenter ces éléments 442 sous une forme schématisée :

En comparant cette configuration avec les répertoires issus de l’analyse des questionnaires, 443 on remarque, dans ce tableau, l’importance accordée aux activités. Cela est dû essentiellement à la particularité de la consigne, qui propose aux enseignants de décrire une situation précise. La référence aux disciplines scolaires, aux notions, aux exercices est fortement induite. En revanche, la lecture des entretiens révèle que les enseignants présentent souvent ces activités en les dévalorisant. Christiane parle des méthodes qu’elle a en « horreur ». Gaspard admet que son élève « fait semblant ». Jusque dans la formulation de l’énoncé-problème, Carla s’amuse de l’incongruité de Thalès ou Pythagore dans le contexte de sa classe. Par contre, on ne peut noter de tendance comparable concernant le cadre scolaire ou le registre des capacités et des performances. Nous interprétons cette différence d’appréciation comme une manière pour l’enseignant de se dévaloriser à travers les objets scolaires sur lesquels il exerce le plus de maîtrise. C’est lui qui décide des méthodes et choisit les exercices. Alors que le registre du cadre scolaire rassemble les objets caractéristiques du rôle social qui lui est assigné et celui des capacités et des performances, ceux qu’il peut partager avec ses collègues, les activités réunissent les objets qui le relie aux élèves.

  • Le monde Praxis et relation dans la présentation de la difficulté initiale

Les éléments caractéristiques de ce monde sont les plus nombreux, tant dans ces moments de présentation de la difficulté que dans l’ensemble des entretiens. La notion de crise parcourt les trois dimensions de ce monde, tel qu’il se révèle à ce stade des propos : l’adulte, la relation, l’enfant. Adulte et enfant sont essentiellement présentés par leurs qualités, que le regroupement des entretiens permet de présenter par couples d’opposés : responsable ou culpabilisé, impliqué ou découragé, violent ou gentil, etc. Le registre de la relation articule qualités et objets, souvent idéalisés : respect, amour...

La comparaison avec les répertoires issus de l’analyse des questionnaires permet plusieurs remarques :

  • La spécificité du dispositif de recueil favorise l’évocation des qualités singulières de chaque enfant
  • Les éléments connotés très positivement ne sont plus présents dans les descriptions : plaisir, envie
  • Par contre, une nouvelle dimension est particulièrement développée. Plusieurs propositions expriment la nécessité d’établir la bonne distance. Ainsi, la communication entre les deux sujets de la relation, l’adulte et l’enfant, est située dans un espace à explorer entre le contact, l’intime et le recul, le rejet

La confrontation des deux listes permet de noter la migration d’un monde à l’autre de certains objets : l’évocation de l’individualisation des pratiques d’enseignement justifiait la référence de « l’individuel » au monde de la Normalisation Scolaire. Dans les entretiens, ce terme qualifie plus le rapport personnalisé entre l’adulte et l’enfant ; nous l’attribuons donc au monde Praxis et Relation .

  • Le monde de la Rupture Communautaire dans la présentation de la difficulté initiale

Ce dernier monde organise les descriptions des situations problématiques selon une logique simple d’opposition binaire et d’exclusion réciproque : d’un côté, la collectivité à laquelle « nous » appartenons ; de l’autre, le danger, le chaos. La difficulté consiste à inscrire l’enfant qui pose problème dans l’une ou dans l’autre.

Ce monde est le moins mobilisé par les enseignants, bien que notre mode de codage y associe toutes les propositions évoquant « la classe », « le groupe » ou l’atelier ». Or, on peut supposer que, fréquemment, des enseignants emploient de tels termes pour désigner des lieux ou des unités organisationnelles, plus que des collectifs voués à un communautarisme de rupture.

Plus que dans ses configurations révélées précédemment, le monde de la Rupture Communautaire, tel qu’il est présenté ici, suppose une ressemblance entre les collectifs d’enfants et d’adultes. D’une proposition à l’autre, sont évoqués la classe ou l’atelier (dont on ne sait jamais vraiment si l’enseignant fait partie), l’établissement ou l’institution (assemblant adultes et enfants), enfin l’équipe ou le module (réunion exclusive de professionnels). Rien ne permet d’identifier précisément qui désigne le « nous », voire le « on », fréquemment employés pour désigner le collectif de référence. Cette confusion est entretenue par l’usage de termes proches se rapportant à des objets de natures très différentes. Ainsi, Mylène explique souvent que le « module 1 » au sein duquel elle exerce est un « bloc », qui se mobilise quand, en classe ou dans l’établissement, la situation est « bloquée », parce qu’un élève « débloque ».

La difficulté d’évoluer dans ce monde est particulièrement repérable par l’emploi de la locution « les autres ». Parfois ce pronom signifie « le reste du monde » et désigne l’extérieur de la communauté scolaire : l’école ordinaire, le monde du travail, l’opinion. Mais le plus souvent, il désigne « les autres élèves » dont l’enfant qui pose problème se distingue, s’isole, s’exclut.

Notes
441.

Nous examinons exclusivement les propositions décrivant la situation initiale. Nous ne listons que les objets les plus caractéristiques, sans prétendre à l’exhaustivité.

442.

Les éléments extraits des énoncés-problèmes sont indiqués en caractères gras.

443.

Tableaux n° 2-26, 2-27 et 2-28