2.2.1. Les ressources scolaires

A quelques exceptions près déjà évoquées, les enseignants mobilisent l’ensemble des mondes disponibles pour présenter la difficulté qu’ils rencontrent. Logiquement, ils présentent, selon les mêmes registres, les modalités d’adaptation en classe qu’ils mettent en œuvre.

Notre regard porte particulièrement sur la comparaison des mondes mobilisés dans les propositions cotées dans cette catégorie et dans celles des autres catégories de ressources scolaires : les rencontres entre enseignants essentiellement, mais aussi les réunions pédagogiques et les modifications de l’organisation des enseignements.

Une douzaine d’entretiens se révèlent significativement riches dans ces catégories. 444 Parmi eux, bien sûr, figurent ceux des enseignants repérés comme privilégiant les ressources scolaires. Mais, nous examinons également d’autres discours, valorisant les rencontres entre enseignants, même si ce n’est pas la forme de coopération préférée de leurs auteurs. Ainsi, un modèle général apparaît rapidement. Nous en présentons les deux modalités principales, avant d’interroger les figures plus singulières.

  • Le retrait de la Normalisation Scolaire

La similitude de structure des différentes entretiens est évidente. Dès que le professeur ou l’éducateur n’évoque plus ses stratégies d’adaptation pour aborder les interactions avec ses collègues, son discours, de notre point de vue, s’appauvrit : moins de propositions, et, parmi ces propositions, proportionnellement moins de références aux trois mondes. Mais l’appauvrissement est aussi qualitatif. En quittant sa classe ou son atelier, l’enseignant abandonne un monde. On peut ainsi caractériser neuf entretiens.

Il est étonnant de constater que, souvent, le monde négligé par les pédagogues entre eux est celui de la Normalisation Scolaire. Danielle, Eglantine, Nadine et Elie témoignent, avec Carla, de cette tendance :

Dans cet entretien, l’institutrice expose dans un premier temps comment les activités de rattrapage scolaire lui permettent, en endossant le rôle de préceptrice, de nouer une relation privilégiée avec son élève rebelle. Les registres Praxis et relation et Normalisation scolaire s’étayent mutuellement, en déployant de nombreux objets et qualités, pour marginaliser le seul élément Rupture Communautaire évoqué, l’exclusion.

En revanche, lorsqu’elle évoque les rencontres avec ses collègues enseignants, Carla semble s’interdire toute référence aux objets scolaires. En effet, l’ensemble de son propos consiste à repérer les éléments susceptibles de rompre son isolement et de la rapprocher de la communauté de ses collègues (jusqu'à un point de contact extrême, « l’un sur l’autre »). Le but de l’enseignante n’est plus de décrire ce qui la relie à son élève, à savoir les activités scolaires, mais ce qui l’unit à ses pairs, ce même statut de « référent » qui la rassure.

De même, Danielle ou Nadine désinvestissent totalement cadre ou activités scolaires lorsqu’elles abordent leurs rencontres avec les autres enseignants. Sans référence à aucun monde (ou presque), Danielle rapporte une expérience minimale de collaboration avec le professeur de sport, où elle « n’intervient pas ». Nadine n’évoque plus le travail ou les leçons. Et lorsqu’elle parle de sa relation avec ses élèves, ce n’est plus en évoquant leurs actions communes (jouer, regarder, écouter) mais en se situant dans un registre plus affectif (investir, confier, souffrir).

Eglantine et Elie exposent les pratiques en réunion pédagogique. Selon l’institutrice (1/123), « les activités, le concret » ne peuvent faire l’objet d’échanges, tant les différences se remarquent entre les travaux de classe ou d’atelier. Elle décrit donc, dans le registre Praxis et Relation, les qualités de l’enfant et ses relations à son environnement, et dans celui de la Rupture Communautaire, son propre travail de réassurance au sein de l’équipe pédagogique.

  • Le retrait du monde Praxis et Relation

Pour Jean et Gaspard, ou Gautier et Christiane, également, les activités avec les élèves ne sont pas évoquées avec les collègues. Certes, ils continuent à échanger autour de pédagogie, mais en se centrant plus particulièrement sur les dimensions du cadre scolaire et des objets de mesure des performances. Le discours de Jean en fournit un parfait exemple.

Au cours de cet entretien, à d’autres propos, l’instituteur livre les raisons d’une telle modification :

371   6 2 Avouer que les choses ne se passent pas bien avec un enfant,
372   6 2 ce n'est pas toujours si facile que ça,
373   6 4 bon quand c'est des histoires de comportement
374 RC 6 4 que les gamins dépassent les limites qui sont le cadre de la loi que nous fixons ici
375   6 4 c'est facile d'en parler avec tout le monde
376 PR 6 2 quand c'est quelque chose de strictement… qu'on ressent à titre tout à fait personnel
377   6 2 c'est parfois un peu plus compliqué d'en parler

Cette argumentation permet de comprendre pourquoi la plupart des enseignants interrogés montrent des réticences à aborder avec leurs collègues la réalité de leurs pratiques scolaires. Elle explique également le retrait important des éléments du monde Praxis et Relation.

Exposant ses modalités d’adaptation en classe, Jean montre son souci de s’impliquer personnellement en cherchant la bonne distance avec son élève. Faut-il qu’il se retire et privilégie le rapport indirect au contact direct ? Comme Gaspard qu’il rassure l’enfant d’une « main sur l’épaule » ? Ou, tel Gautier, qu’il prenne le risque d’une « relation duelle », juste « à côté » de lui ?

Parce qu’ils sont particulièrement investis dans ce travail d’adaptation en classe, de peur d’être fragilisés devant leurs collègues, les enseignants ont tendance à privilégier, lors des rencontres pédagogiques, des objets plus lointains : l’organisation institutionnelle connue de tous, ses modes de groupements (classe, atelier, groupe...) et ses outils communs (lois, règles...), ou les mesures prétendument objectives des compétences des élèves.

On pourrait voir dans ces tendances le signe d’un clivage visant à écarter résolument de leurs préoccupations le souvenir de leurs élèves difficiles. Nous les interprétons davantage comme les éléments d’une stratégie des enseignants visant à se ménager, dès la sortie de leurs classes, des espaces de respiration. En effet, il est urgent de prendre du recul par rapport à une réalité difficilement vivable.

Christiane (12) exprime ce besoin. Après avoir décliné les différentes méthodes et techniques employées avec une élève, l’enseignante porte, sur ses pratiques, des appréciations particulièrement négatives :

21 NS 1   mais c'est nul,
22 NS 1   ma pédagogie, enfin moi, je la trouve particulièrement nulle
23 NS 1   parce que je n'arrive pas à m'adapter, c'est ça;

Dévalorisant ainsi les objets scolaires, Christiane développe un nouveau projet, centré sur le plaisir et l’épanouissement de son élève, que les parents de ce dernier entravent. Lorsqu’elle évoque ses rencontres avec les autres enseignants, elle ne cite, dans le monde de la Normalisation Scolaire, que des objets relatifs à la mesure des compétences (évaluation, performance) ou au cadre (pression). Elle ne fait aucune référence aux aspects relationnels de son travail, dont l’échec, sur ce plan là, apparaît tout au long de l’entretien comme impensable.

Mais ce retrait n’est qu’un détour. Rasséréné par ses pairs, l’enseignant articule son moment de respiration à son rôle auprès de l’élève. Ce qui lui fait du bien ne peut faire de tort à l’enfant, disent Carla et Eglantine :

441. PR 2 2 alors on essaie de s'aligner l'un sur l'autre,
442. RC 2 2 que ce soit cohérent pour le gamin
       
573   5 5 c'est pas uniquement dans un sens
574 PR 5 5 à partir du moment où l'enseignant est rassuré aussi,
575 PR 5 5 ça rassure le jeune aussi.
  • Des figures singulières

L’analyse des entretiens de Pervenche, Mylène et Yvonne semblent révéler des profils singuliers. Ils ne sont marqués ni par l’effacement des éléments de la Normalisation Scolaire, ni par le retrait de ceux du monde Praxis et Relation. Pervenche, qu’elle décrive les souhaitables modifications de l’organisation ou les rencontres qu’elle projette, propose des représentations qui semblent très complètes :

Mais une plus grande attention portée aux différents éléments mobilisés atteste que, comme ses collègues, Pervenche n’accorde que peu de place, lors de ses éventuelles rencontres avec les autres enseignants, aux activités qu’elle mène avec l’élève ou au travail de distanciation relationnelle. En effet, elle privilégie les objets du registre de l’objectivation comptable des pratiques pédagogiques (bilan, programme, acquis, potentiel, intensifier, bénéficier). Seules, les idées de protection et d’accompagnement peuvent évoquer la proximité entre l’éducatrice et l’enfant : dans le reste de ses propos relevant du registre Praxis et Relation, Pervenche ne se considère pas comme un des objets principaux de son discours.

C’est aussi le cas de Mylène qui décrit, avec force détail empruntés aux trois mondes, le fonctionnement de son module. Il n’y est question que d’adultes qui se rassurent mutuellement, jamais d’enfants.

En revanche, les propos d’Yvonne permettent d’entrevoir ce que pourrait être une pratique de traduction. Au sujet des adaptations qu’elle entreprend dans sa classe, elle décrit avec précision des pratiques, et n’aborde pas les aspects relationnels. L’espace des rencontres entre enseignants lui permet de s’interroger avec ses collègues sur le « contact physique » avec l’élève considéré, alors qu’elle n’évoque plus un seul objet de pratiques. Mais les propositions ainsi repérées ne sont pas assez nombreuses pour que l’on puisse systématiser ces observations.

Notes
444.

Xavier, Aubin et Ahmed sont déjà repérés pour leur faible mobilisation de ressources, en général ; Bérénice, Laszlo, Ernest et Octave, eux, négigent les ressources scolaires en particulier. On remarque qu’ainsi, sont écartés de cette phase de l’étude la quasi-totalité des éducateurs, techniques ou scolaires. Nous avons d’ailleurs remarqué par l’étude des questionnaires leur très faible investissement des rencontre et réunions pédagogiques.