3.1.2. Laszlo ou la manipulation

Laszlo travaille aussi aux Gangas. Mais il n’investit pas les particularités du fonctionnement institutionnel sur le mode de la dépersonnalisation et du retrait comme son voisin Ahmed. Cet éducateur expérimenté fait le choix de profiter de la complexité des usages collectifs pour ourdir un projet personnel : ne plus venir travailler le mercredi matin.

Durant l’entretien, la difficulté d’accompagner un élève après son orientation en CAT devient vite une préoccupation secondaire. Dès que Laszlo évoque un épisode de concertation interprofessionnelle, dès qu’il se remémore un propos d’un collègue, c’est pour en extraire un argument, plus souvent même un seul mot, qui servira son projet. Ainsi, en est-il de la difficile mise en place des trente-cinq heures, qui le fait exulter :

325     3 Bon, il y a aussi cette histoire des trente-cinq heures
328     3 alors moi, j'ai plusieurs arguments,
329     3 ça devrait passer , hé hé hé….
330 RC   3 Il est bien certains que quelqu'un qui va faire de la socialisation,
331     3 ne va pas aller par exemple en ville, au ciné, faire des courses avec six jeunes,
333     3 trois, ça suffit, bien largement,
334 NS   3 ça dépend peut-être des niveaux mais trois, ça suffit:
336     3 Si les gens qui vont faire socialisation, ils en prennent trois,
337     3 dans les trente-cinq heures et gnagna, ça va être un éducateur pour six jeunes,
338     3 moi, je me frotte les mains,
339     3 parce que j'en ai neuf, j'en ai huit, j'en ai dix, je n'en ai jamais six,
340     3 à part là, mais là, je ne viens plus, c'est la contrepartie de la chose

De même, Laszlo veut profiter de l’effort du directeur pour faire reconnaître la formation professionnelle dans l’établissement. Il expose avec fierté comment, prenant « le patron » au mot, il considère désormais comme sans objet les négociations interprofessionnelles :

309 NS 6 4 le patron, il nous a dit, c'est Section d'Initiation et de Première Formation Professionnelle, c'est nouveau,
310   6 4 donc, ça dit bien ce que ça veut dire, à mon avis,
314 NS 6 4 c'est quand même les ateliers qui sont prioritaires, enfin, à mon avis;
315 NS 6 4 bon, à partir de là, on fait les programmes des ateliers,
317 NS 6 4 à partir de là, le reste des activités qui sont le sport, la socialisation, le maintien des acquis scolaires, scolaire pour certains, eh bien, la logique voudrait que ça se gère autour.

A travers ces deux séquences, Laszlo met en œuvre deux procédés très différents, qui le conduisent l’un comme l’autre à réfuter tout principe d’accord. Dans le premier cas, il réduit les situations professionnelles (heure de cours, groupe d’activité) à de simples unités comptables, vides de tout objet signifiant, et soumises de ce fait à la seule maîtrise de son arithmétique personnelle. Dans la seconde séquence, il évoque au contraire de façon très explicite un monde, mais un seul, déniant toute légitimité à quelqu’autre objet. Il n’est pas question ici de convenir, pour un temps, de la nécessité de n’envisager qu’un monde. Ce que déclare Laszlo, c’est l’assujettissement, par principe, des autres mondes au sien. Dans ces deux cas, relativisation ou clarification résultent de stratégies volontaires d’évitement de la confrontation, de la négociation, de l’accord. Certes, ces procédés sont facilités par des particularités de l’établissement, mais Laszlo, lui-même, fait le lien avec sa personnalité. Il explique combien il redoute l’espace de la conversation et avec quel soin il prépare des outils afin de maîtriser les situations de communication:

372       ah, là, on va parler de moi,
373 PR     je n'aime pas les conflits, déjà,
374       et quand j'écris quelque chose, j'aime bien, comment dire?,
375       je suis un secondaire,
376       je n'ai pas, moi, la répartie, pan pan!,
377       il faut que ça travaille, il faut que j'écrive…
380       et c'est vrai que c'est plus facile pour moi de faire un projet, d'écrire, de discuter après, que comme ça, de parler vraiment à brûle pourpoint.
       
394       on a tous les dossiers des jeunes qui viennent ici.
395       Et à chaque fois, je fais une fiche;
398       je note plein de choses:
400       Et je garde, et je mets dans le dossier,
401   6 2 et ça me sert après au niveau des synthèses, pour faire le point sur un jeune:
402   6 2 je note, je garde,
403   6 2 et après ça passe en synthèse,
407   6 2 on a fait des trucs, on a fait nos petits topos, on a mis un camembert...