3.1.3. Gautier ou la dérive comptable

Cette approche comptable des pratiques éducatives se retrouve dans le discours de Gautier (6). Mais elle semble partagée par l’ensemble de l’équipe, pour qui la « décharge » représente l’horizon de la « prise en charge » pédagogique ou éducative :

245 RC 9 2 c'est à dire, décharger aussi bien le groupe, la classe que l'atelier
246 NS 9 2 d'une personne qui mettait en péril le travail qui était fait.
247   9 2 Ca ça avait été une demande unanime…

Cette demande a beau être unanime, elle n’en demeure pas moins très proche de l’arrangement entre les présents : le projet est en effet de recruter une personne pour décharger les demandeurs des élèves perturbateurs. Sans référence à aucun principe, mobilisant des objets aussi peu définis que « la classe » ou « le travail », cette demande ne vise qu’un objectif de confort. L’ensemble de l’argumentation de Gautier, qu’il la présente comme la sienne propre ou celle du collectif, repose sur des considérations mécanistes ne référant à aucun monde doté de valeur ou d’objet signifiant. Il considère ne pouvoir partager avec ses collègues, comme objet, qu’une charge, comme relations, que « surcharger » ou « décharger »:

255   4 3 donc c'était une surcharge,
256   4 3 c'était quelque chose en plus,
257   4 3 c'était peut-être plus subit comme une punition quoique…
258   4 3 On s'est dit "Ce serait bien si…"
266     3 bon on a vu tout de suite après qu'il peut y avoir des dangers
267     3 mais ça nous semblait bien d'être déchargés, de pouvoir continuer…
278     3 sinon c'était retombé soit sur le directeur soit sur l'éducatrice chef
279     3 sur la personne qui était obligée de s'en charger…

Selon d’autres métaphores physicalistes, Gautier explique comment il peut être amené à collaborer avec cette personne. Il parle de « cas lourds » (33) pour lesquels l’éducatrice « faisait le tampon » (130), par crainte de catastrophes électriques.

117   4 2 Elle ne s'occupe que, on va dire, des enfants qui disjonctent aussi bien en classe qu'en atelier, la journée
121   4 2 Elle essaye de désamorcer,
122 PR 4 2 souvent c'est fait pour ça, avant que ça n'explose, désamorcer l'affaire...

Ce recours systématique à de tels registres imagés, dans ses rapports avec ses collègues éducateurs, lui permet de ne pas leur montrer sa culpabilité de ne pouvoir contenir son élève, sentiment que cette dernière lui renvoie :

286     1 "Ah ben, vous n'êtes pas capable de vous en sortir tout seul;
287     1 dès que ça ne va pas, vous appelez entre parenthèse l'administration…"

Cet arrangement, unanime, sur une comptabilité des décharges, permet d’asseoir le collectif sur une reconnaissance tacite et coupable de l’incapacité de chacun à s’occuper des élèves les plus difficiles. Certes, les exclusions ainsi prononcées ne sont que provisoires. D’ailleurs, un tour de rôle implicite est instauré par l’éducatrice (314), et la direction veille à ce que personne n’abuse. Cependant, les enseignants proposent un semblant de compromis. A ce propos, Gautier évoque exceptionnellement ses relations avec ses élèves, mais par dénégation :

268     5 Ce n'était pas se décharger complètement,
269 PR   5 après, qu'il soit calmé,
270 RC   5 qu'il revienne en classe,
271 RC   5 qu'il reprenne sa classe, sa place.
272     5 Donc ce n'est pas:
273 PR   5 "Celui ci, je l'ai pris comme tête de turc,
274 PR   5 je ne veux plus le voir,
275 PR   5 donc chaque fois je vais m'en débarrasser par ce biais-là"
276 NSPR   5 Non, c'était bien pour qu'il y ait une meilleure attitude de sa part, aussi bien politesse et puis envie de reprendre le travail.
277     5 Et en atelier, oui, je sais qu'il y avait cette demande aussi

L’instituteur pourrait alors présenter ce qu’il a prévu avec sa collègue pour permettre à l’élève de reprendre pied. Or, il conclut brièvement sur ce sujet en renouant avec le registre de l’inanimé : « il y avait eu ce temps mort, ça avait servi » (322)