3.1.4. Christiane ou l’impensable altérité

Pour Gautier, la stratégie de retrait hors des mondes de référence passe par l’investissement d’un vocabulaire de physicien, qu’il partage avec ses collègues. Il ne rompt pas avec les pratiques collectives de concertation et d’échanges de propos aseptisés.

Mais dans le même IME, sa collègue Christiane est confrontée à une impossibilité de parole. Elle participe vraisemblablement aux mêmes réunions que Gautier. Mais elle ne peut pas communiquer ce qui l’émeut, car c’est un secret qu’elle nous demande même de taire : son élève est folle... Heureusement, dit-elle, le psychiatre l’a éclairée sur le sujet :

126     3 On a un éclairage médical qui est intéressant
127     3 parce que quand on connaît une pathologie,
128     3 on sait très bien, surtout a l'âge qu'elle a,
129     3 il ne faut pas se leurrer,
130 NS   3 il y aura des difficultés
131 PR   3 et son avenir est un petit peu triste,
132     3 il n'y a pas grand chose à faire,
133     3 je pense qu'elle est née comme ça,
134     3 ou est-ce qu'il y a eu une cassure,
135     3 je ne sais pas, je ne suis pas médecin, mais l'éclairage médical…
136 PR     parce qu'au début, je ne la voyais pas du tout malade,
137 NS     je pensais qu'elle était en échec scolaire,
138 NS     qu'elle en avait assez de tout ce que représentait l'école,
139 PR     alors que c'est une gamine qui est mignonne,
140       physiquement ça ne se voit pas trop,

Cette séquence montre comment peut se construire un processus de relativisation, qui extrait une situation des registres de référence qui peuvent lui donner sens. Avant d’entendre le psychiatre, l’institutrice se représente l’enfant selon le modèle connu de l’élève en échec : elle voit à qui elle a à faire, elle sait ce qu’elle peut faire. La révélation de la pathologie la précipite hors des mondes connus. Et si elle continue à parler, c’est pour ne pas dire grand chose. Comme Ahmed, elle emploie des formes impersonnelles et privilégie les formulations les plus vagues... Elle qualifie l’éclairage « d’intéressant » et prétend « qu’on sait très bien », avant d’avouer « je ne sais pas, je ne suis pas médecin », reconnaissant que ce discours lui est interdit, ou inaccessible.

Mais cette situation ne lui convient pas. Elle en souffre. Elle en pleure même, en compagnie des parents de l’enfant, à qui elle demande à leur tour de l’éclairer. Elle peut alors reprendre son rôle d’institutrice pour chercher à rassembler quelques objets qui l’aident à construire une situation :

173 NS 7 4 mais là, j'ai vu des parents normaux
174 PR 7 4 moi, j'ai été en souffrance avec eux
175 PR 7 4 j'ai eu les larmes aux yeux.
178 NS 7 4 Donc je lui ai dit: "Racontez moi le parcours scolaire de votre petite
179   7 4 pour que j'ai un éclairage…"
180 NS 7 4 quand ils m'ont fait la description de tout son parcours scolaire,
181   7 4 j'ai dit "c'est pas possible,
182 NS 7 4 que dans l'ordinaire, on fasse ça à une petite"

Une nouvelle fois, le monde qui est le sien, peuplé de méthodes pédagogiques et d’exercices de lecture, perd sa légitimité : Christiane craque. Elle ne dispose d’aucun espace pour « évacuer tout ça » (352), sauf la réunion de synthèse. Là, elle brise le silence en explosant :

192     1 ils n'avaient pas tout dit au médecin psychiatre, les parents, sur le cursus de leur enfant, les prises en charge psy qu'elle avait eues,
193     1 il ne savait pas du tout,
194   6 1 alors il a dit "On a été quand même trompés"
195 NS 6 1 je lui ai dit "Mais c'est normal que des parents vous trompent,
196   6 1 ils ne peuvent pas venir vous dire:
197   6 1 ma petite qui a treize ans, pendant six ans, elle a été suivie par un psychiatre »
198   6 1 parce que c'est une petite folle quoi, faut le dire hein

C’est une dénonciation publique que l’institutrice porte en synthèse. Elle révèle que le monde du psychiatre n’est pas celui des parents, avec lesquels elle est entrée en compassion. Ce n’est donc pas son monde. Son monde, c’est le monde normal, où les parents normaux ont des enfants normaux, en échec scolaire.

« C’est normal d’être trompé », assène-t-elle au psychiatre, lui reprochant à demi-mot de l’avoir « éclairée » lui faisant perdre le monde « normal », celui où elle se trompait. Ainsi, Christiane constate l’absence de monde de référence, tous les mondes disponibles n’étant que des leurres. C’est une façon pour elle de rompre avec les pratiques de relativisation institutionnelles, en annonçant ce qui ressemble à un passage à l’acte :

353   7 3 Mais le 13 Mai, je vais leur dire (aux parents), oui.
354   7 3 Et puis si ils veulent l'enlever, ils l'enlèveront…
355   7 3 Les collègues et moi, on ne peut plus.