3.1.6. Carla ou le déficit institutionnel

On ne peut pas reprocher à Carla (12) de ne pas investir le champ interprofessionnel. Mais dans l’Institut de Rééducation où elle travaille, peu à peu les différents espaces de concertation ont disparu. Toute demande de réunion est considérée comme une contrainte, qui désorganise le fonctionnement général :

304.   6 3 pour réunir tout le monde, il faut trouver un moment précis,
305.   6 3 parce qu'il y a toujours le problème de prise en charge des élèves que l'on laisse, patati patata,
306.   6 3 et, ben, …ça se fait très très peu….
308.   6 3 et là, il n'y en a pas eu de faite en particulier.

Même les rencontres spontanées interprofessionnelles ne peuvent avoir lieu dans le cadre institutionnel, mais au seuil de la classe et de la vie privée :

280.   3 3 c'est beaucoup plus difficile de discuter avec les éducateurs de vie sociale,
281.   3 3 parce que nous n'avons pas de temps de rencontre en commun:
282.   3 3 donc on discute sur les paliers, sur les pas de classe,
283.   3 3 ou on part plus tard et eux arrivent plus tôt pour qu'on puisse se voir…

L’institutrice a conscience que ces contraintes organisationnelles conduisent les acteurs à évacuer des échanges les éléments essentiels de leurs pratiques. Le premier objet de toute rencontre n’est pas ce qu’on va se dire mais quand on va pouvoir se retrouver. Dans ce contexte, les élèves, objets de l’inquiétude de Carla et souvent sujets de son discours, se voient réduits au statut d’accessoire encombrant, dont il faut régler les questions de « prise en charge ». Les propos échangés n’ont alors aucun intérêt ; l’institutrice le sait : « patati patata... »

La solution peut alors être celle de l’arrangement. Hors contexte institutionnel défini, Carla rencontre la psychologue et convient de temps de rencontre et de procédures d’accompagnement des élèves. Cette pratique est alors aussitôt dénoncée :

417.   4 2 On décide de mettre quelque chose en place, mais de façon… officieuse…
418.   4 2 Mais alors après, ça prend des proportions
419.   4 2 parce qu'alors on rétorque à l'un, aux uns ou aux autres que
420.   4 2 "Ca se fait pas! Ca n'a pas été décidé, et tout…"

Il peut être étonnant d’entendre un tel reproche de la part d’une institution qui ne prévoit aucun temps de concertation. Plus surprenant encore est la demande que la direction adresse aux enseignants :

313.   6 3 on tire le signal d'alarme, diling, diling, diling
314.   6 3 et on a demandé une synthèse, vraiment réunissant tout le monde
315.   6 3 pour faire le point après maintes réflexions et maints écrits,
316.   6 3 et on nous a dit: "Mais il faut déjà nous proposer une solution…."

Carla se sent enfermée dans un système de double contrainte. Une injonction paradoxale (« proposez seule une solution commune ») l’empêche d’agir en bloquant sa pensée. Une telle insécurité ne l’incite pas à déployer sur la scène institutionnelle ses difficiles dispositifs de travail, en exposant les objets de mondes divers qu’elle tente d’articuler dans ses adaptations en classe. Son discours, riche de situations complexes et vivantes quand elle évoque sa relation avec son élève, se tarit de toute référence à un monde commun dès qu’il s’agit de partager avec un collègue. L’enseignante a recours fréquemment à une image pour décrire les solutions que, comme ses collègues, elle tente toutefois de mettre en place : des « bouts de sparadrap ». En effet, des cache-misère, qui dissimulent difficilement les cicatrices.