3.2.1. Bérénice ou la mise au monde

En bien des points, le discours de Bérénice (17) ressemble à celui de Gautier. L’instituteur évoquait de façon récurrente les problèmes de charges à répartir. L’éducatrice quant à elle demande de partager le temps : « prendre » ou « dégager un temps » sont des expressions qu’elle emploie près d’une dizaine de fois. Mais les perspectives des deux enseignants sont opposées. Gautier cherche à négocier l’exclusion de son élève. Au contraire, Bérénice veut que l’enfant dont elle s’occupe soit plus intégré aux différents espaces de travail :

118.   6 3 c'est vrai qu'on est pris par le temps, par le quotidien,
119.   6 3 et souvent il y a des choses sur lesquelles on passe plus vite,
120.   6 3 et il faut peut-être aussi, certainement qu'on puisse se relayer,
121. PR 6 3 que ce ne soit pas toujours la même personne qui ait ce souci là,
122. PR 6 3 pour se dire qu'à telle activité, c'est telle personne qui va faire particulièrement attention à lui,

L’éducatrice se décrit en retrait des mondes, dans l’espace de relativisation des pratiques, où rien n’a vraiment de sens : tout passe. Mais elle considère la concertation interprofessionnelle comme un moment de rupture avec l’ordre du quotidien. Aux tournures impersonnelles (« il y a des choses ») et aux pronoms indéfinis (« on est pris », « on passe ») témoignant d’un monde sans sujets, succèdent des références explicites à des « personnes », des objets (« des activités ») et des relations (« faire attention »). Cette modification du langage atteste du projet de l’éducatrice d’inscrire son protégé dans les échanges des mondes communs.

Mais cet enfant est « un enfant dont on parle peu » (187). Victime de multiples et lourdes déficiences, il paraît le plus souvent exclu des activités comme des relations. Par rapport à cette double difficulté, Bérénice fait le choix d’une clarification que le travail antérieur d’observation semble justifier :

149. PR 6 4 c'est vrai que cet enfant il est assez mystérieux,
150.   6 4 donc je pense que jusque là on avait beaucoup d'observations
151.   6 4 et on ne savait pas quoi faire avec lui, et comment s'y prendre….
153.   1 4 Alors, c'est sûr qu'avec cet enfant là,
154. NS 1 4 on ne fera peut-être pas des activités extraordinaires
155. NS 1 4 on rabaisse un petit peu certains objectifs, de jeux de construction ou de choses comme ça,
157. PR 1 4 mais par contre, oui, on sait qu'on pourra lui proposer peut-être un meilleur confort de bien-être, dans son corps, quoi,
158. PR 1 4 parce que je crois que c'est surtout ça, c'est surtout avec ça, qu'on rentre en relation avec lui, donc…

Aucun monde n’a prévu la situation de polyhandicap. Celle-ci, impensable, ne génère que violence ou rejet. L’intégration d’un enfant atteint de multiples déficiences passe d’abord par une intégration aux mondes de références communs, aux registres de la pensée, du langage, de la communication. C’est ce que propose Bérénice, en multipliant les rencontres interprofessionnelles et proposant à chacun de ses interlocuteurs un moment de clarification. Il s’agit de se poser la question de la souffrance avec l’infirmière ; des compétences motrices avec le kinésithérapeute ; du confort avec les éducateurs ; et de gérer peut-être seule celle des objectifs cognitifs. Si les objets du monde Praxis et relation sont le plus souvent mobilisés, ce n’est pas pour prétendre à son hégémonie sur l’ensemble des pratiques. C’est juste pour permettre à chaque acteur de « prendre un temps » pour rentrer en relation avec l’enfant.

Pour advenir, ces temps de relation particulière nécessitent un temps collectif, de retrait à nouveau hors des mondes :

136.   6 3 Et donc, suite à la synthèse, il faudra qu'on prenne un temps, nous,
137.   6 3 quand on fait les emplois du temps,
138.   6 3 pour déterminer qui fait quoi, et à quel moment.

Le projet qui réunira ces acteurs n’est pas celui de Gautier, qui veut aménager des « temps morts ». Il s’agit, au contraire, d’une mise au monde.