4.1.1. Des dispositifs choisis

La plupart des enseignants consultés, par les questionnaires comme lors des entretiens, se montrent particulièrement aptes à identifier avec précision la principale fonction qu’ils attribuent à chaque étape de leur cheminement interprofessionnel. S’agit-il pour eux de se réunir ou se rencontrer pour respirer à l’écart des difficultés d’enseignement, d’échanger des informations ou d’articuler des interventions ?

Pour « prendre du recul par rapport à la classe ou l’atelier », « libérer la parole ou décharger les tensions », « mieux connaître (leurs) collègues », professeurs ou éducateurs indiquent dans leurs réponses au questionnaire privilégier les réunions pédagogiques, le travail d’analyse de la pratique ou les rencontres spontanées. Leurs discours en entretien confirment ces réponses.

Mylène témoigne de façon très explicite de la fonction de respiration des rencontres et réunions avec ses collègues enseignants. Des rires qu’elle peut échanger avec les éducateurs techniques aux stratégies de résistance du « Module 1 » face à l’administration, l’institutrice multiplie les anecdotes, pour raconter combien est nécessaire cet espace de compassion. A plusieurs reprises, elle évoque combien, pour cette respiration commune, est nécessaire un sentiment de grande proximité, de ressemblance, voire de similitude . Connaître les mêmes expériences, avoir vu les mêmes choses, parler le même langage semble indispensable à Mylène pour pouvoir dans un premier temps s’ouvrir à d’autres professionnels. C’est ainsi qu’elle investit les rencontres informelles et les réunions avec ses collègues enseignants. Mieux, elle confère à cette première expérience de concertation une fonction d’archétype de l’interprofessionnalité, en évoquant un projet de dispositif d’accueil des élèves. Dans cette configuration utopique, l’ensemble des intervenants institutionnels se retrouveraient dans la classe ou l’atelier, dans un statut d’indifférenciation originaire, garant, selon elle, de la paix interprofessionnelle.

Jean attribue plutôt cette fonction de respiration aux réunions dites cliniques. Il présente le travail qu’il y mène, voisin de la supervision ou de l’analyse de la pratique, comme une occasion unique de « prendre du recul » par rapport au vécu de la classe, et de s’extraire de la pression institutionnelle, faite de mesures et d’évaluations réciproques. « On peut se mettre à nu », répète-t-il, indiquant combien il est lui a ussi conscient de la nécessité de revenir à une « nature » commune, une innocence de bon sauvage, pour pouvoir initier des relations de partage et d’échange.

« Une écoute, c’est toujours une aide », dit Yvonne en rapportant sa brève et unique rencontre avec le psychiatre de l’établissement. Malgré les conditions matérielles déplorables de leur conversation, et la pauvreté des conseils du médecin, l’institutrice explique que cette pause lui utile pour reprendre souffle et nouer de nouveaux contacts, rencontrer un chef de service, attendre une synthèse.

Au delà de ces trois exemples, la grande majorité des enseignants interrogés, rétifs à l’accord ou rompus au compromis, témoignent de l’importance qu’ils accordent à la fonction de respiration des instances interprofessionnelles :

  • Eglantine, Nadine, Carla ou Gautier expliquent comment la seule ressource d’un autre professionnel pour « décharger » le groupe d’un élément perturbateur permet à l’enseignant comme à la classe de se réanimer
  • Gaspard et Ernest témoignent de l’attrait de la collaboration quotidienne avec une éducatrice, qui confère à leur activité d’enseignement une nouvelle dimension et leur apporte plus de sérénité
  • « On remue des montagnes », dit Laszlo, à l’instar d’Aubin ou de Bérénice, signifiant ainsi qu’il considère l’espace interprofessionnel comme un intarissable espace de ressourcement, alors que Christiane ou Danielle évoquent le bienfait d’une simple parole, posée au bon moment
  • Octave ou Elie, voire Pervenche, tiennent au contraire à préciser comment les outils de l’interprofessionnalité (rencontres, réunions, mais aussi dossiers) leur permettent de borner l’espace de leur exercice singulier, au plus proche de l’élève, en retrait du tumulte de la collectivité

Ainsi, le besoin de respiration est identifié par les enseignants, et associé, conformément à ce qu’indique l’analyse des questionnaires, à des pratiques interprofessionnelles précises. Le recul par rapport à la classe ou l’atelier, la libération d’une parole authentique, l’atténuation des tensions entre les adultes, ne se produisent pas aléatoirement, au hasard des dispositifs ou commandés par les événements. Ces processus complexes résultent d’un investissement conscient et volontaire des enseignants.

Il en va de même de la fonction d’information. L’analyse des réponses au questionnaire atteste que les enseignants attendent particulièrement des rencontres spontanées et des réunions de synthèse qu’elles permettent de « transmettre et recueillir des informations au sujet des élèves.» L’étude des entretiens corrobore cette conclusion.

En effet, nous avons suivi les efforts de Pervenche, Bérénice, Carla ou Aubin en prévision de la synthèse de leur élève. Multipliant les rencontres, redoublant les contacts, ces enseignants dépensent une énergie pour recueillir tous les renseignements disponibles, et se préparer le mieux possible à l’échéance de la réunion. Certaines, d’ailleurs, se montrent capables d’anticiper ce travail de recueil, d’en évaluer l’ampleur et, éventuellement, d’y renoncer

Mais nous avons également noté comment des enseignants dévoient les usages collectifs de partage d’information, afin de servir leurs intérêts particuliers. Ahmed, et plus encore Laszlo, sont à ce point conscients des modes de circulation de l’information dans leur établissement qu’ils espèrent pouvoir manipuler tout le monde.

Eglantine, Mylène ou Nadine déplorent quant à elles l’absence de partage d’information. Elles dénoncent une organisation institutionnelle qui limite au maximum les occasions d’échange interprofessionnel et appellent de leurs voeux des formes de communication plus authentique. Elles rejoignent ainsi Jean, conscient que, lors des réunions régulières, les enseignants accumulent les données et les mesures, sincères ou volontairement erronées, pour mieux se dissimuler.

Seuls, les deux instituteurs qui partagent leur classe avec une éducatrice désinvestissent cette fonction d’information. L’échange quotidien, le contact spontané, la coordination naturelle de leurs actions semblent les conduire à un autre mode de réflexion interprofessionnelle, plus centré sur les valeurs que sur les situations.

Excepté ce cas marginal, les enseignants identifient sans mal les dispositifs qui permettent de recueillir ou de transmettre les informations nécessaires à une meilleure compréhension des problématiques de leurs élèves. C’est ainsi en toute connaissance de cause qu’ils choisissent leurs interlocuteurs pour des rencontres spontanées, ou qu’ils prennent la parole en réunion de synthèse.

La précédente étape de notre étude affecte prioritairement aux réunions pluridisciplinaires, aux rencontres spontanées et aux réunions de synthèse des fonctions d’articulation : évaluer les pratiques de chaque intervenant, articuler les différentes interventions, imaginer et inventer des pratiques collectives. L’analyse des discours des enseignants nous a permis de confirmer, en la modulant, cette appréciation.

On peut en effet noter que les enseignants distinguent, avec beaucoup d’acuité, quels dispositifs institutionnels permettent de répondre à telle ou telle nécessité d’articulation.

Le plus souvent, les réunions de coordination ou de projet sont identifiées comme des espaces privilégiés d’évaluation des pratiques de chacun. Ahmed, par exemple, explique très clairement comment la réunion interdisciplinaire permet de « cibler là où le jeune est en échec ». A ce propos, Jean dénonce les jeux de faux-semblants où chacun cherche à évaluer les pratiques de l’autre, en esquivant la mesure de ses propres actions. En revanche, son collègue Gaspard voit dans ces réunions de projet l’occasion de se rendre compte des progrès effectués par son élève dans d’autres champs d’activité, et de reprendre espoir. Cependant, des enseignants attribuent également une fonction d’évaluation à d’autres formes de rencontre. Gautier évoque rapidement cet aspect des réunions de synthèse. Mais plus nombreux sont les professeurs qui, comme Danielle, Yvonne, ou même Christiane, investissent les contacts spontanés, particulièrement avec des psychiatres ou des psychologues, comme des occasions d’évaluation de leurs pratiques. Il peut s’agir alors de longues procédures d’analyse de situations, permettant le repérage des conduites en écart à la norme, quantifiant les effets des initiatives de remédiation. Mais il est aussi parfois question d’une évaluation-diagnostic, où le médecin observe des symptômes, désigne parfois l’élève d’un nom de malade, indique plus rarement des voies de traitement.

Inventer des pratiques collectives est une fonction plutôt dévolue aux réunions de synthèse. Pour Gaspard ou Elie, il s’agit surtout de pouvoir imaginer, avec le reste de l’équipe institutionnelle, de passer la main, de mettre un terme à des pratiques qu’ils assimilent à un acharnement pédagogique. La synthèse est par ces instituteurs clairement identifiée comme une instance d’articulation entre les pratiques scolaires et les autres espaces institutionnels.

Ce sont plutôt les réunions de coordination qui, grâce à leurs protocoles moins formels, permettent à Octave d’inventer un nouvel espace de travail, « autour des enfants ». Quand nous lui demandons d’expliciter son propos, l’éducateur montre quelle conscience il peut avoir de l’emboîtement des différentes instances de travail, qui lui permettent de « sortir le nez du guidon » pour construire peu à peu des espaces d’étayage collectif.

Malgré tout ce travail, articuler les interventions des différents professionnels reste difficile. L’étude des réponses au questionnaire attribue de façon privilégiée cette fonction à la réunion de synthèse. Mais, quand ils évoquent une situation particulièrement difficile, plusieurs enseignants critiquent ce type de fonctionnement. Nadine accuse ses collègues de refuser de participer à l’accompagnement d’une élève et Carla critique qu’on lui demande d’arriver à la synthèse déjà munie d’une solution. En revanche, les éducatrices Pervenche et Bérénice centrent l’intérêt des réunions de synthèse sur ce seul objectif d’articulation. En effet, elles ont précédemment accompli un important travail de préparation (information, évaluation) en réunion pluridisciplinaire.

Cette reprise de l’analyse des entretiens montre que, comme dans leurs réponses au questionnaire, les enseignants identifient avec précision les fonctions qu’ils attribuent aux différentes formes de coopération interprofessionnelle qu’ils investissent. Les trois axes complémentaires « Respirer-Informer-Articuler » structurent leurs discours, comme vraisemblablement leurs pratiques interprofessionnelles. Professeurs et éducateurs, même parmi les moins enclins à l’accord, savent décrire leur expérience des rencontres ou des réunions comme la recherche de réponses à l’un ou l’autre de ces besoins.