4.1.2. Métacognition de l’accord

Il peut sembler évident que les enseignants ont pleine conscience des dispositifs qu’ils investissent : un instituteur, par exemple, peut-il ne pas savoir s’il a participé à une réunion de synthèse ? En revanche, on a plus de mal à imaginer le professionnel conscient des mondes qu’il mobilise ou des types d’accords qu’il entreprend de conclure.

Cependant on ne peut prétendre que les enseignants déploient une compétence à leur insu. Quels sont alors les repères qu’ils utilisent pour décrire leurs démarches de coopération interprofessionnelle ? Quel regard portent-ils sur leur propre cheminement intellectuel, ou sur celui de leurs partenaires ? De quels outils d’analyse disposent-ils pour saisir la logique de leur action ?

En analysant les étapes successives des opérations de traduction et de construction de l’accord, nous avons découvert et décrit différents objets. En revisitant les entretiens, nous devons désormais isoler ceux dont les enseignants sont le plus à même de se saisir consciemment pour agir, en professionnels autonomes, une compétence professionnelle à l’accord interprofessionnel.

Quelles que soient les difficultés auxquelles ils sont confrontés, les enseignants gardent une intelligibilité suffisante des situations pour pouvoir les décrire rapidement sous forme d’énoncé-problème. Nous en avons listé les formulations et repéré la structure. En trois propositions, rarement plus, sont disposés des éléments des trois mondes de référence, attestant que la difficulté à enseigner résulte justement dans la difficile cohabitation de ces différents objets.

Tous les énoncés-problèmes sont émis au tout début de l’entretien, dans les cent premières propositions. On peut donc en déduire que le recours à ces formes réduites de présentation est nécessaire aux personnes interrogées, pour introduire leur discours, comme pour initier leurs pratiques. Nous avons remarqué au début de cette recherche combien le plus souvent les discours savants sur les pratiques enseignantes en EME se réfèrent à un seul monde. De même, nous avons veillé à simplifier la description des situations que nous présentions au départ de l’entretien : la présentation de la difficulté de la mauvaise méthode ne mobilise que des objets de la Normalisation Scolaire, celle de l’élève rebelle privilégie nettement les éléments de la Rupture Communautaire, et l’élève oublié se réfère surtout au monde Praxis et Relation. On ne peut donc prétendre que les enseignants se soumettent, par la formulation des énoncés-problèmes, à un modèle induit par les discours savants ou la situation d’entretien. C’est bien d’un véritable savoir-faire qu’ils font preuve. Nous pourrions le définir ainsi : savoir décrire la difficulté en une formulation concise de quelques propositions, présentant les rapports problématiques entre les différents mondes de référence.

Nous pouvons rapprocher cette façon de procéder de celle mise en œuvre par les enseignants répondant au questionnaire. A la question ouverte qui leur demande de caractériser en quelques lignes leur pédagogie, la plupart ont recours à des formulations complexes articulant deux ou trois mondes de référence.

En revanche, nous devons constater que ce savoir-faire n’est pas mis en œuvre durant les autres étapes de la concertation interprofessionnelle. L’énoncé-problème est plus un énoncé-pour-soi, un élément de représentation personnel que l’enseignant ne partage pas, comme on tait une expérience douloureuse.

On peut supposer que ce sentiment d’une expérience commune de difficulté oriente les enseignants vers l’accord interprofessionnel. En effet, professeurs et éducateurs, sans exception, appellent l’accord de leurs voeux. Certes, ils ne formulent pas des demandes explicites de clarification, d’arrangement ou de compromis. Mais ils témoignent de leur projet de tourner résolument le dos aux conduites d’évitement ou de refus de l’accord.

Ainsi, ils investissent d’abord les espaces de concertation comme des garde-fous qui les protègent de tentations de passage à l’acte. Nous avons vu comment Xavier invoque tour à tour son inclinaison pulsionnelle et ses propositions d’accord, toutes rejetées. On se rappelle également des mots durs d’Yvonne qui décrit sa classe comme un « petit monde clos », « concentrationnaire », où « tout est à cru » ; l’institutrice réclame une alternative à ce monde de mise en actes et accueille les temps de concertation comme des occasions de mise en mots.

Les enseignants savent aussi aborder l’espace interprofessionnel comme un espace d’engagement, refusant sans équivoque les conduites de fuite ou d’évitement. Ainsi, avons-nous entendu Eglantine rappeler combien elle passait de temps à redoubler les contacts, à noter et transmettre ses observations. Comme elle, Bérénice ou Pervenche savent l’énergie qu’elles dépensent à multiplier les rencontres, et préparer les réunions.

Mylène, comme Xavier ou Laszlo, savent ne pas se contenter de faux accords ou de marchés de dupes. Malgré leurs difficultés propres à participer à la construction de compromis, voire même de clarifications, ils dénoncent publiquement les arrangements conclu sur d’autres scènes.

Et même si les enseignants se laissent aller à des moments de retrait hors des mondes et des conduites de relativisation, aimant se laisser porter par le train-train des réunions, juste attentifs au respect des règles et des protocoles, la plupart revendiquent la référence à des principes supérieurs communs : le bonheur des enfants, l’adaptation au monde, la survie du groupe...

L’enseignant ne parcourt pas les différents espaces de concertation interprofessionnelle en déclamant son énoncé-problème. Il préfère procéder par clivage de cet énoncé en questions référencées à un seul monde. Nous n’en avons repéré que deux, n’ayant su isoler de façon pertinente les formulations caractéristiques du monde de la Rupture Communautaire.

La première de ces questions doit ancrer la communication dans le monde de la Normalisation Scolaire : « quel support d’activité choisir pour travailler avec cet élève ? » Mais il est étonnant de constater que cette interrogation ne fait que rarement l’objet d’un partage interprofessionnel. Même Christiane qui choisit de décrire une difficulté liée à une « mauvaise méthode » ne questionne pas ses collègues sur les outils pédagogiques, les méthodes employées et les techniques d’enseignement. Elle préfère, comme la grande majorité de ses collègues, répondre seule à ce problème, en tentant de multiples adaptations dans sa classe. Les rencontres spontanées entre enseignants ne sont pas non plus l’occasion d’échanges à ce sujet. Lorsqu’ils parlent ensemble de leurs pratiques, ils prennent soin d’éviter cette question centrale, pour débattre de mesure des compétences des élèves. Nous nous étonnons du faible nombre de mentions des réunions pédagogiques, où pourrait s’élaborer une réflexion sur ce sujet. Faut-il interpréter cette rareté comme indicatrice d’une rareté des pratiques, ou plutôt comme le signe d’une volonté de ne pas en parler ? Car cette façon de taire la question des supports d’activité ressemble à une opération de refoulement collectif. En ce sens, on ne peut parler dans ce cas de savoir-faire.

En revanche, la seconde question centrale fait l’objet de la plupart des échanges interprofessionnels. Nous l’avons formulée ainsi : « comment trouver la bonne distance avec l’enfant ? ». Les débats, pour y répondre, mobilisent particulièrement le monde Praxis et Relation. Sollicitant ainsi leurs collègues dans toutes les formes possibles de réunion ou de rencontre interprofessionnelle, les enseignants parviennent à rassembler la plupart des professionnels de l’institution autour de la recherche de la bonne distance. Car au-delà de la simple question de la distance à l’enfant, les professionnels peuvent s’interroger :

Ainsi, contrairement à celle du support d’activité, la question centrale de la distance à l’élève permet l’implication de tous dans l’espace des échanges interprofessionnels. Savoir l’extraire de la difficulté rencontrée en classe ou en atelier constitue alors un savoir-faire précieux.

Le passage d’un énoncé-problème complexe à des questions simplificatrices quoique centrales demande à l’enseignant de mettre en œuvre un savoir-faire particulier : savoir adapter son discours à son projet de communication. Mais la frontière est bien ténue entre :

C’est bien ce dernier savoir-faire que décrivent les enseignants interrogés, quand ils évoquent les différentes scènes du travail de collaboration interprofessionnelle.

Posant autant la question de l’activité que celle de la distance, l’éducatrice Bérénice contacte un à un tous ses partenaires institutionnels, afin qu’ils s’engagent à consacrer un temps à l’enfant en situation de grande dépendance dont elle s’occupe.

En revanche, Jean, l’instituteur, dénie aux réunions de projet toute capacité à mener à l’accord et privilégie explicitement les réunions cliniques comme accès à la vérité de chacun, seul objet valable de partage. Dans cette perspective, il décrit comment il n’aborde la question de l’activité qu’avec ses collègues enseignants, et peut alors s’interroger avec d’autres sur les problèmes de distance.

Elie, directeur, revendique de ne pouvoir tout dire aux réunions de synthèse, conscient que la part de secret de son travail que chacun garde est le ciment des accords les plus solides.

Nous avons ainsi décrit ces différentes formes de mises en ordre : mise au monde, en mouvement, à distance, en scène, en abîme ou en échec. Ce sont d’abord des mises en mots, qui requièrent une capacité d’adaptation avérée. Nous avons vu que tous les enseignants interrogés, même les plus maladroits, même les plus hostiles au collectif, y ont recours

Enfin, certains d’entre eux, rares il est vrai, parviennent à formuler des compromis. Loin de constituer un aboutissement au travail de concertation, cette forme d’accord demande aux acteurs des capacités d’engagement et de vigilance. Reposant sur des paradoxes, le compromis nécessite des acteurs éclairés, capables de se satisfaire de sa fragilité et de son inconfort. Octave et Eglantine savent la difficulté de maintenir articulés des éléments par principe disparates : « méthodologie» et « soutien », « la classe » et « le virtuel »... Humaniste militant, Gaspard est conscient qu’au-delà de toute professionnalité, sa conception de la vie est en jeu, dans son rapport à « cette petite jeune fille » qu’il voudrait « plus souriante en classe ».

Nous disposons maintenant des éléments nécessaires pour dresser une représentation complexe de la compétence professionnelle à l’accord interprofessionnel. Etre capable de construire un accord interprofessionnel, c’est donc savoir, en même temps, s’engager dans une démarche de clarification ou de compromis, mobiliser les mondes de références pertinents, et investir des dispositifs de concertation ou de collaboration. Dans chacune de ces dimensions, les enseignants identifient plusieurs savoir-faire spécialisés, qu’ils sont susceptibles de mettre en œuvre selon leurs capacités et les exigences de la situation. On peut en proposer la schématisation suivante :