4.2.3. Les modes d’intervention

On considère principalement par mode d’intervention l’importance donnée par le professionnel à sa stratégie, à sa capacité à prendre dans des situations de travail inconnues des décisions raisonnées en fonction de son projet. Les modes d’intervention se différencient par leur plus ou moins grand empirisme. N’apprendre que de ses erreurs ne caractérise pas l’expert.

Tableau n°4- 28 Mode d’intervention Débutants et experts
  Débutant Expert
  Tâtonnements, essais et erreurs, progression pas à pas Capacité à court-circuiter les étapes, à faire des impasses

SAVOIR MOBILISER
Les redoublements d’Eglantine (1) :
malgré toute l’énergie dépensée à redoubler les contacts, l’institutrice constate que rien ne change, qu’il faut toujours le même temps pour que les accords adviennent. Elle se résout à la répétition besogneuse de son parcours de pèlerin de l’accord .
Les arrangements de Pervenche :
entre l’éducatrice et sa collègue institutrice, tout se passe par arrangements clandestins officialisés par la suite devant le psychiatre. Mieux, dans l’hypothèse où la synthèse n’aboutit pas à un accord satisfaisant, Pervenche prévoit déjà une solution de repli avec sa collègue.

SAVOIR TRADUIRE
Gautier sans question :
l’instituteur apparaît en grande difficulté quand il s’agit de formuler une question centrale. Avec son collègue éducateur technique, il agit (en montrant, sans dire) la question de l’activité
Gaspard Gandhi :
à quoi bon s’évertuer dans de multiples travaux de traduction quand il suffit de s’en référer à un triptyque de sagesse universelle : Amour, Respect, Confiance.
Pour Gaspard, Gandhi constitue un véritable raccourci vers l’accord

SAVOIR S’ACCORDER
Nadine ou la répétition :
à chaque fois qu’elle sollicite un accord l’institutrice se heurte à un mur d’indif-férence. Au terme d’un long parcours semé d’échecs, elle avoue n’attendre que de l’extérieur de l’établissement la moindre secours
Gaspard et « la main sur l’épaule » :la conjonction de trois ordres de ressources (la collègue, la réunion clinique, l’épou-se) qui lui suggèrent de tenter « la main sur l’épaule » permet à l’instituteur de court-circuiter les autres formes de coopération interprofessionnelle

Durant tout l’entretien, Gautier fait preuve de son manque de maîtrise du jeu interprofessionnel. Dans une situation de conflit avec une élève, il se montre incapable de solliciter l’aide d’un collègue sans être assailli par la culpabilité de mal faire son travail. Il décrit son travail de concertation en synthèse comme un « échange simple » d’observations, sans analyse plus élaborée. Incapable de toute mobilité entre les mondes, il réduit la traduction à une opération comptable d’énergies à répartir. Et les seuls accords auxquels il semble pouvoir participer sont des arrangements a minima pour convenir de « temps morts » ou des consensus de façade pour des défausses collectives.

En revanche, l’exposé de Gaspard permet de saisir de multiples facettes de l’expertise à en accord interprofessionnel, particulièrement dans la dimension des modes d’intervention. En effet, l’instituteur peut être caractérisé par sa capacité à pratiquer l’impasse et le court-circuit, jusque dans sa pratique de l’entretien, multipliant les ruptures et les digressions. La figure de « la main sur l’épaule », que nous avons caractérisée comme une formule de compromis, évoque l’image du court-circuit. Le contact corporel entre le maître et son élève doit provoquer une décharge des tensions. Mais ce que cette pratique permet essentiellement de court-circuiter, c’est l’entier espace de l’interprofessionnalité, rompant la répétition des cycles de rencontres institutionnelles, et « la cascade de tristesse » qui les accompagne. Quand la main de l’enseignant se pose sur l’élève, s’instaure une relation de personne à personne, hors des registres de la professionnalité. Seule la référence à une sagesse, un humanisme, une philosophie, peut en rendre compte : il s’agit de vie, de confiance, d’amour... La lecture comme tous les autres objets scolaires, ou éducatifs, ou thérapeutiques, est reléguée au rang d’accessoire, de machin. 448  

La pratique de la collaboration quotidienne avec l’éducatrice favorise très vraisemblablement l’accès à cette expertise. Gaspard décrit les début de cette coopération, les querelles de compétence, les disputes de territoire. On entrevoit un long cheminement jusqu'à « l’intimité professionnelle » actuelle qui leur permet d’être en accord, sans même en passer par les mots. Ce qui permet ce parcours, nous dit l’instituteur, ce n’est pas l’insistance exacerbée de chaque partenaire sur sa professionnalité, mais, au contraire, sa capacité à procéder par impasses et ainsi laisser des champs libres à l’autre.

Gaspard évoque un autre court-circuit, quand il décrit comment un élève aurait appris à lire en remontant un moteur de débroussailleuse. Dans cette situation sans caractère interprofessionnel, présentée comme miraculeuse, l’enseignant explique comment l’impasse sur le scolaire permet l’apprentissage. Il montre également qu’un tel raccourci n’est possible qu’au prix de la mobilisation d’intenses émotions.

Notes
448.

« Pour accomplir cette opération de dévoilement, il faut extraire des circonstances qui entourent l’épreuve des êtrtes ne relevant pas de la nature présente. Lorsque la validité de l’épreuve n’est pas contestée, ces êtres sont plongés dans la contingence. Ils sont là, sous un faible éclairage, sans faire l’objet d’une identification précise, comme de simples machins sans pertinence, dont la présence est purement circonstancielle » BOLTANSKI (Luc), THEVENOT (Laurent), De la justification, op. cit., p. 268