4.3.1. La difficulté professionnelle

Nous avons demandé aux enseignants interviewés de décrire une expérience de difficulté professionnelle. En effet, il nous semblait nécessaire qu’ils évoquent leurs modalités de coopération interprofessionnelle dans le cadre d’une résolution de situation-problème. Or, il nous est fréquemment apparu que le type de difficulté présenté n’est pas déterminant dans la mise en œuvre ou non de l’accord. Les enseignants peuvent évoquer le cas d’un élève trop performant, rebelle ou démotivé, d’une méthode inadaptée ou d’un enfant oublié, ils n’en sont pas plus débutants ou experts. Laszlo et Pervenche sont confrontés à la difficulté de s’adapter à un « bon élève.» Le premier fait preuve de toute sa maladresse à agir avec autonomie par rapport aux règles de fonctionnement et se montre débutant dans ses modalités d’intervention. En revanche, nous avons plusieurs fois caractérisé le haut niveau de compétence de la seconde : capacité à court-circuiter les étapes, pratiques incorporées... Gaspard et Christiane choisissent plutôt de d’exprimer leur souci de trouver la bonne méthode. Or les deux instituteurs décrivent des niveaux opposés d’intelligibilité de la situation : la représentation de Christiane se brouille définitivement à l’annonce du diagnostic du psychiatre, quand son collègue sait rester attentif aux moindres détails du comportement de son élève.

Si l’on considère le type d’accord construit, on observe une indépendance comparable. Xavier et Eglantine connaissent tous deux le problème d’un « élève rebelle ». Mais là où l’éducateur ne parvient pas à entrer en contact avec ses collègues, l’institutrice peu à peu progresse jusqu'à un compromis. Ainsi également pour Ahmed qui n’entreprend aucune démarche de construction d’accord et Ernest en constante élaboration avec sa collègue éducatrice, tous deux soucieux d’un « élève démotivé. » Enfin nous avons déjà observé l’indépendance des modes de mobilisation des ressources interprofessionnelles avec le type de difficulté évoqué.

Cette indépendance manifeste s’explique par le recours systématique des enseignants à la formulation des énoncés-problèmes et des questions centrales. Tous, avons-nous vu, savent procéder à un travail préalable, essentiellement en classe ou en atelier, parfois avec des enseignants. Au fil des adaptations des pratiques ou des premières rencontres avec les collègues, ils élaborent peu à peu leur expérience particulière de la difficulté scolaire en problématique institutionnellement partageable. Ce savoir-faire commun à toutes les personnes interrogées inaugure le travail de concertation, où peut se déployer, selon des procédures unifiées, la compétence à l’accord interprofessionnel.

La première étape en est la déclinaison de l’énoncé-problème en une ou plusieurs questions centrales. L’étude du corpus d’entretiens montre que l’interrogation sur les activités à développer avec les élèves fait peu l’objet d’accords interprofessionnels. Le plus souvent les enseignants, comme Pervenche ou Gautier, concluent à ce propos des arrangements entre collègues. En revanche, quelle que soit la difficulté de référence, la question de la distance à l’enfant occupe la plupart des réunions et rencontres interprofessionnelles.

La situation à partir de laquelle s’affirme ou non la compétence à l’accord interprofessionnel n’est donc pas la situation de classe ou d’atelier vécue comme difficile, mais le moment où l’énoncé-problème se formule en question centrée sur la distance de l’enseignant à l’élève. Ainsi, l’incapacité de certains à cette traduction permet de prédire l’échec de leurs perspectives de concertation. Xavier et Christiane en sont des exemples. L’un comme l’autre se décrivent comme incapables d’interroger leur distance à l’élève. L’éducateur prétend travailler seulement quand « ça accroche » avec des enfants qu’il peut « palper ». L’institutrice, épuisée par une frénésie d’adaptations pédagogiques, explique comment elle a désinvesti l’enfant, prise dans des mouvements contraires d’identification aux parents. Les deux enseignants, dans l’impossibilité d’interroger leurs collègues, parcourent l’espace des pratiques interprofessionnelles dans la tentation constante du passage à l’acte.