Un propos enrichi

Une hypothèse, dont nous présentons successivement les différentes propositions, a conduit notre recherche.

  • Fragilisés dans leurs références professionnelles...

« Identité troublée », « épuisement professionnel », « professionnalité fragile »... La totalité des recherches consacrées aux enseignants en EME en témoigne : ils vivent difficilement leur expérience professionnelle. Notre étude renforce ce constat.

L’histoire du champ médico-éducatif, la multiplicité des structures, des fonctions et des qualifications brouillent les données objectives qui pourraient constituer des repères professionnels. L’examen de la circulaire d’application des « nouvelles annexes XXIV » et du référentiel de compétences de l’enseignant spécialisé montre que les textes réglementaires eux-mêmes, actuellement en vigueur, développent des logiques différentes et des arguments contradictoires.

Malgré tout, professeurs et éducateurs savent tirer parti de cette apparente contradiction. L’étude des réponses à notre questionnaire a permis un étonnant constat. Confronté à la difficulté de sa mission, à l’échec répété, à la faillite de ses premiers idéaux, chaque professionnel a tendance à s’éloigner des prescriptions liées à sa qualification en se rapprochant du rôle attendu de son collègue. L’instituteur spécialisé privilégie le travail de la relation à l’élève quand son référentiel de compétences lui conseille une approche didactique des difficultés d’apprentissage. L’éducateur technique spécialisé, à qui l’on demande de valoriser l’aspect relationnel, cherche à se rassurer en multipliant les techniques d’enseignement.

Ces discours hétérogènes contribuent à constituer trois mondes communs, dans lesquels les enseignants puisent leurs références pour décrire leurs situations de travail, en dénoncer l’injustice, appeler à leur adaptation. Leur propos peuvent sembler maladroits, car ils tentent d’articuler dans des configurations complexes des éléments de ces trois mondes, constitué chacun en opposition aux deux autres. Les figures auxquelles les enseignants se réfèrent apparaissent toujours hybrides.

Ce constant métissage permet justement d’apprécier la commune capacité des professeurs et des éducateurs à partager leurs expériences difficiles en des formulations ramassées articulant les trois mondes. Ces « énoncés-problèmes », présentant de façon simple des situations complexes à interroger par des « questions centrales », permettent aux enseignants d’inaugurer une coopération interprofessionnelle.

  • les enseignants en EME investissent avec intérêt différentes formes de rencontres interprofessionnelles...

Les formes de réunions interprofessionnelles sont encore plus nombreuses que nous l’imaginions. Synthèses, réunions institutionnelles, d’analyse de la pratique, de concertation, de projet, clinique... se combinent en une variété infinie de modalités dont une approche statistique ne peut que très imparfaitement rendre compte. Cependant, nous avons observé qu’au-delà de la singularité des dispositifs locaux, les enseignants s’accordent pour attribuer aux différentes rencontres interprofessionnelles des fonctions spécifiques et complémentaires :

  • une fonction de respiration. En permettant un retrait des temps de classe ou d’atelier, rencontres spontanées ou réunions pédagogiques ou d’analyse de la pratique se constituent en espace de repos, où l’on peut reprendre souffle, ou de dépôt, pour confier l’insupportable ;
  • une fonction d’information, d’échange et de modélisation. Les contacts informels et les réunions de concertation sont investis comme des occasions de transmettre les observations et de les rassembler en des modèles cohérents ;
  • une fonction d’articulation et d’évaluation, que remplissent particulièrement les synthèses et les rencontres spontanées afin d’adapter les dispositifs existants ou d’en inventer d’autres.

Ces différentes formes de rencontre sont donc considérées par les enseignants comme des instances de travail, et doivent leur permettre de surmonter les difficultés auxquelles ils sont confrontés. Dans cette perspective, chacun peut se mobiliser selon trois configurations. Certains, plutôt des professeurs, privilégient les contacts avec les seuls collègues enseignants et les réunions de concertation, quand d’autres, des éducateurs, investissent autant ces dernières que les synthèses. Les pratiques quotidiennes de collaboration avec un éducateur éloignent les enseignants des autres formes de concertation.

Mais ces modèles ne disent pas combien, dans chacun de ces dispositifs de rencontre interprofessionnelle, il est difficile pour les interlocuteurs de s’entendre et de parvenir à un accord.

  • Pour adapter les ressources institutionnelles aux besoins particuliers de leur élèves...

Car il n’existe pas de processus institutionnel d’adaptation. Seul le professionnel concerné, ici l’enseignant, doit continuellement tenter de s’adapter et d’adapter ses pratiques aux demandes, le plus souvent implicites, de ses élèves. Ces besoins sont unanimement identifiés, quelles que soient les catégorisations retenues (caractéristiques des élèves, type d’établissement, qualification des enseignants) : les enfants ou adolescents accueillis en EME attendent de leur enseignant une relation de confiance personnalisée.

Pour répondre à cette nécessité, professeurs et éducateurs disposent de nombreuses ressources. A l’intérieur de la classe ou de l’atelier, jouant sur les techniques et les méthodes, privilégiant le travail individualisé ou les pédagogies coopératives, ils tentent d’adapter leur enseignement. Entre eux, à l’occasion des récréations, de réunions pédagogiques ou de pratiques communes, ils se rassurent mutuellement. Mais l’essentiel de leurs ressources réside dans l’espace interprofessionnel : les figures du directeur, du « psy » et de l’éducateur sont fréquemment invoquées pour venir en aide aux enseignants. On attend du premier qu’il agisse pour mettre fin à des situations insupportables et sépare élèves et professeurs. Révélant le nom de la maladie de l’enfant ou confident de l’adulte en souffrance, le psychologue, ou plus souvent le psychiatre, est l’homme du secret. Avec l’éducateur enfin, on peut partager la difficulté du quotidien, échanger des techniques, négocier des emplois du temps...

« A quelle distance de l’élève dois-je me situer ? » est la question centrale que tous les professeurs ou les éducateurs posent à chaque collègue. Chacun tente d’y répondre et la réunion de synthèse signe le succès ou l’échec de cette communication, en ouvrant, ou non, sur une possible adaptation des pratiques ou des dispositifs institutionnels : mise en place d’un espace d’accueil, réforme des protocoles de stage, régime exceptionnel pour un enfant en grande difficulté, exclusion d’unélève

Nous observons ainsi la possibilité d’une démarche continue de l’enseignant, des premières adaptations en classe ou en atelier aux éventuelles modifications profondes et durables de la vie de l’établissement. Mais ce parcours reste souvent virtuel, tant les obstacles sont nombreux pour les professionnels qui ne jouissent pas d’un environnement favorable ni ne disposent d’une maîtrise de la compétence professionnelle à l’accord interprofessionnel.

  • ... ils déploient une compétence professionnelle à l’accord interprofessionnel.

Nous avons en effet repéré que les enseignants doivent mettre en œuvre de nombreux savoir-faire techniques (savoir mobiliser des dispositifs), cognitifs (savoir traduire) et sociaux (savoir s’accorder) pour parvenir à des accords interprofessionnels suffisamment complexes et stables qui leur permettent d’assurer leur enseignement plus sereinement. Nous avons dressé, selon un maillage croisé d’une dizaine d’actions précises, le modèle d’une compétence professionnelle à l’accord interprofessionnel et isolé des exemples de mise en œuvre experte ou débutante. Ainsi, nous pourrions prétendre décrire chaque enseignant selon sa tendance à éviter les sollicitations à l’accord (violence, fuite ou retrait hors des mondes), sa capacité à opérer des clarifications successives ou la force de son engagement dans les paradoxes du compromis.

Mais cette conception ne peut nous satisfaire entièrement. En effet, pour attester de tels comportements des enseignants interrogés, nous ne pouvons nous contenter de « l’équipement psychologique minimal » que la théorie sociologique sur laquelle s’appuie cette recherche affecte aux acteurs. Le travail auprès d’enfants ou d’adolescents en souffrance, ses perpétuelles adaptations, l’ouverture aux autres champs professionnels mobilisent bien évidemment les enseignants, dans leurs affects et leur émotions. Nombre de situations d’entretien en ont témoigné, sans que nous puission toujours attester plus précisément des qualités psychiques nécessaires pour participer à de telles constructions d’accord : capacité à résister aux agressions des élèves ou de l’institution, à manifester avec ses collègues suffisamment de spontanéité, d’authenticité et de respect de soi et des autres.

Notre projet se heurte ainsi à la difficulté d’isoler des situations propices à la mise en œuvre de la compétence professionnelle à l’accord interprofessionnel . L’expérience initiale en classe ou en atelier n’influe pas sur les processus de construction d’accord. Mais on ne peut négliger l’importance des caractéristiques locales, des dispositifs en vigueur ici ou là, des climats ou des cultures d’établissement. Car, s’il n’est de compétence qu’en situation, on ne peut décrire complètement de compétence à l’accord interprofessionnel sans caractériser avec précision les situations collectives où elle peut s’exercer. L’approche individuelle que nous avons privilégiée ne nous permet pas d’accéder à ces informations.