Des pratiques à inventer
- Vers des pratiques d’éducation inclusive
Car notre travail se justifie par la perspective des évolutions de pratiques qu’il peut accompagner. Dans ce but, quelques-unes de nos observations doivent être considérées.
A plusieurs reprises (besoins des élèves, pratiques d’enseignement, investissement des réunions, construction d’accord), nous avons mesuré le peu de dépendance entre l’activité des enseignants et les différentes catégories d’enfants accueillis. Qu’ils préparent leurs élèves à un examen de préformation professionnelle ou tentent d’accompagner au mieux un adolescent en situation de handicaps multiples, qu’ils enseignent la lecture à des enfants réputés déficients intellectuels ou cherchent à contenir des « élèves rebelles », les enseignants mobilisent les mêmes ressources : des capacités d’adaptation pédagogiques, des espaces de respiration, d’information et d’articulation, des savoir-faire techniques, cognitifs et sociaux. On est alors en droit de s’interroger sur les pratiques de catégorisation des établissements, aux agréments de plus en plus complexes, justifiant, au nom de la précision administrative ou de l’exactitude médicale, des logiques discriminantes de ségrégation qui conduisent toujours à écarter les plus faibles des dispositifs les moins marginalisants.
Or les enseignants n’ont pas besoin de techniques spécialisées ni de dispositifs sophistiqués. Tous, d’écoles « ordinaires » ou d’établissements spécialisés, témoignent de l’importance d’éléments simples. Nous en retenons trois :
- des espaces de respiration. « Journellement confrontés à l’âpreté du réel, à l’incomplétude de l’autre et à leurs propres manques »
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, les enseignants sont exposés à un risque professionnel important d’épuisement, de pertes de repères identitaires, de fragilisation psychique. Des espaces de retrait, de repos ou de dépôt leur sont nécessaires pour régulièrement reprendre souffle, restaurer une image acceptable de leur professionnalité, se réassurer mutuellement... A l’instar des enseignants en EME, des instituteurs intégrant des élèves en situation de handicap dans leur classe sollicitent ainsi le RASED : « le dépassement des difficultés nécessite un lieu de parole où les préoccupations des enseignants peuvent être mises en mots, (...) où l’imperfection de l’être humain peut être ré-acceptée et non déniée.»
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La généralisation de dispositifs d’analyse des pratiques, de supervision ou de réunions cliniques est, d’après ces recherches concordantes, une condition indispensable au développement et au succès des pratiques d’intégration.
- des rencontres facilitées et des fonctionnements assouplis. Les enseignants interrogés plébiscitent les rencontres spontanées, ignorent les réunions obligatoires comme la réunion pédagogique et rejettent les dispositifs contraignants comme les réunions institutionnelles. La réunion de synthèse constitue, par son protocole souvent exagéré, une scène de dramatisation des rapports interprofessionnels aussi stimulante qu’inhibante. Les autres réunions inter-professionnelles (projet, concertation...), moins formalisées, apparaissent comme des espaces privilégiés d’articulation et de respiration. Ces observations conduisent à s’interroger sur les dispositifs de rencontre interprofessionnelle que pourraient investir les enseignants en école élémentaire : ils se limitent le plus souvent à une ou deux réunions de l’équipe, vécues souvent difficilement, et des contacts personnels laissés à l’initiative des partenaires, le plus souvent hors des temps de travail et aux frais des enseignants. Des pôles interprofessionnels de ressources, hébergés par exemple dans les locaux des EME, pourraient être constitués et leur accès aux enseignants chargés d’intégration prévu et garanti. Là, selon des modalités locales commandées par les situations d’enseignement et les projets interprofessionnels d’accompagnement, pourraient se développer des pratiques de concertation plus souples, en rapport avec les attentes des instituteurs.
- une « cellule de l’Utopie »
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. L’enseignant qui accompagne un élève en grande difficulté ne parvient à retrouver une relative sérénité professionnelle qu’en s’engageant dans le paradoxe d’un compromis, fragile et temporaire. Or chacun connaît la tendance des organisations à rigidifier et pérenniser leurs fonctionnements. Il est donc nécessaire de veiller à ce que, dans chaque établissement scolaire, subsiste un espace d’où puisse être interpellées, au nom de principes supérieurs d’humanité, de tolérance et d’ouverture, les dérives institutionnelles. Cette cellule de l’Utopie ne peut se réduire à la seule fonction d’autorité du directeur ou du psychiatre. Pour garantir un espace ouvert au compromis, elle doit être elle-même enjeu de compromis : elle est de nature interprofessionnelle. Nous avons expérimenté des années durant un tel dispositif, sous la forme d’une réunion mensuelle regroupant sur le principe de l’engagement bénévole une dizaine d’intervenants institutionnels, autour de la lecture et l’analyse d’un texte théorique
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censé inspirer le projet de l’établissement, un «espace potentiel », reconnu par l’institution sans faire partie du service de chacun. Les transferts dits thérapeutiques
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, souvent décriés, peuvent également constituer des « cellules de l’Utopie » : dans un lieu neuf et provisoire, chacun reconstruit les frontières de sa professionalité, noue des alliances et cherche des accords en invoquant les principes guidant le travail de tous.
- Des propositions de formation
Nous avons choisi de décrire les conduites de construction d’accords interprofessionnels sous la forme d’une compétence professionnelle. Nous évoquons l’intérêt d’un tel modèle dans une perspective de formation dans trois directions principales :
- une formation des enseignants à l’accord. Une pratique formative inspirée de notre recherche contribuerait à lever les réticences des enseignants à accueillir un élève en situation de handicap. Conduisant des stages de formation continue d’enseignants du second degré consacrés à la prévention des situations de violence, nous avons expérimenté un dispositif inspiré de notre recherche. A partir d’une situation-problème présentant un «élève-rebelle» rétif à la vie scolaire, nous proposons à trois professeurs, sous forme de jeu de rôle, d’argumenter leurs propositions de résolution, chacun selon une seule logique de référence. Le reste du groupe est ensuite sollicité pour analyser ces discours et proposer des issues de compromis. Des évaluations successives de ce travail attestent de l’intérêt des stagiaires pour une telle approche. La transgression de l’élève ne leur apparaît plus comme un déni de leur compétence d’enseignant, mais au contraire comme une occasion de recontextualiser leur expérience professionnelle dans un discours plus complexe, et ainsi de lui donner plus de sens. On peut attendre d’une adaptation de cette démarche à une population d’enseignants susceptibles d’accueillir un enfant en situation de handicap, une modification progressive des représentations initiales, une familiarisation avec les aspects les plus fragilisants du côtoiement d’élèves différents, un retrait des peurs et des inhibitions.
- une formation des équipes spécialisées à l’accord. Nous avons rencontré au cours de notre recherche beaucoup d’enseignants passionnés et performants. Mais nous avons été aussi confrontés à quelques discours très indigents, ou à des énoncés ressentis comme « scandaleux ». Au-delà des problématiques individuelles qui les inspirent, ils témoignent aussi d’usages institutionnels inégaux, et donc perfectibles, d’où la nécessité d’un effort de formation des équipes interprofessionnelles à l’accord. Le travail proposé y prendrait des formes variées : du jeu de rôle inspiré du dispositif précédemment décrit, où chaque professionnel tenterait de « prendre la place de l’autre », à l’analyse de documents filmiques présentant des moments de réunion interprofessionnelle, par l’élaboration de grilles d’évaluation des pratiques d’accord, permettant à chacun de recenser ses stratégies d’arrangement ou de compromis...
- une matrice commune. Mais il nous semble que notre recherche participe d’un projet plus large, visant à permettre d’élaborer une matrice de formation commune
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à tous les professionnels impliqués par l’accueil et l’accompagnement des personnes en situation de handicap : enseignants et travailleurs sociaux, médecins et auxiliaires paramédicaux, mais aussi architectes et urbanistes, responsables des ressources humaines ou agents des collectivités territoriales, etc.
Parce qu’elle cherche à comprendre comment des professionnels articulent des mondes disparates et composent des situations complexes « qui se tiennent » suffisamment pour soutenir des conduites de collaboration interprofessionnelle, cette recherche peut inspirer une approche interprofessionnelle de la formation à l’intégration des personnes en situation de handicap, en suggérant aux différents acteurs de s’ouvrir aux mondes des autres.
Ainsi se tissent de nouvelles sociabilités, que la présence de personnes plus vulnérables renforce au lieu de distendre et, au-delà des intentions souvent caduques de réintégration des individus précédemment stigmatisés et marginalisés, se dessinent les premiers contours d’une société inclusive et non-discriminante. Nous souhaitons que cette thèse contribue à la construire.
Notes
458.
GARDOU (Charles), Concilier obligation de science et devoir d’humanité, in GARDOU (Charles) et coll., Professionnels auprès des personnes handicapées, op. cit., p. 20
459.
CROUZIER (Marie-Françoise), in GARDOU (Charles) et coll, op. cit., p. 150
460.
Nous empruntons le terme et l’idée à : DETRAUX (Jean-Jacques), Choix éthiques en éducation spécialisée, in LEPOT-FROMENT (Christiane) et coll., Education spécialisée Recherches et pistes d’action, Paris Bruxelles, De Boeck Université, 1996, p. 178
461.
Il s’agissait de : WINNICOTT (Donald W.) : Jeu et réalité L’espace potentiel, Paris, Gallimard, 1975
462.
On se souvient à ce propos de l’entretien d’Ernest.
463.
Nous faisons référence à la proposition de Charles GARDOU, reprise par le Conseil National « Handicap : Sensibiliser, Informer, Former », présidé par Julia KRISTEVA