Un projet de démocratie

L’usage de la notion de projet permet la prise en compte des dimensions intentionnelles et normatives qui soutiennent, partiellement et de manière intermittente, les pratiques militantes.

C’est plus précisément le projet de démocratie qui constitue le point de départ de l’analyse. Ce projet de démocratie est envisagé comme un construit collectif, formant un ensemble de principes et de valeurs, définissant le « devoir-être » d’un fonctionnement syndical démocratique, d’une organisation et de pratiques syndicales démocratiques. C’est la traduction, dans le cadre de l’action syndicale, d’un sens commun démocratique. Ce projet possède une existence à la fois sous forme objectivée, dans des textes et des modes de fonctionnement, et sous forme subjectivée. Il est intégré, plus ou moins et selon des configurations variables, dans les représentations militantes, fournissant ainsi aux acteurs des repères pour l’action et pour l’évaluation de celle-ci.

La première partie de l’analyse est consacrée à l’étude du projet de démocratie tel qu’il se donne à voir dans les écrits et discours militants, de son contenu normatif, mais aussi de son objectivation, partielle, dans des modes de fonctionnement, et encore de l’espace qu’il occupe dans le fonctionnement de l’organisation. Elle livre par ailleurs des éléments d’explication de la configuration sous laquelle il se présente. L’étude du projet de démocratie s’engage sur la base de différentes propositions analytiques.

Le référent démocratique présente une pluralité interne et il existe différentes formes de démocratie, bâties autour de principes différents. Le projet de démocratie de Sud-PTT définit une norme démocratique composite, en mobilisant, dans la conception de la participation des salariés et des adhérents aux affaires syndicales qu’il dessine, des principes associés à différentes formes de démocratie.

La norme démocratique, même avec la prise en compte de ses formes diverses et malgré l’importance qui est accordée à l’exigence de démocratie par les militants, n’est pas la seule norme en usage dans l’organisation. Celle-ci constitue un univers normatif pluriel et elle est ainsi travaillée par différentes logiques de fonctionnement. Elle est envisagée ici comme un « montage composite ». L’exigence de démocratie peut être ainsi concurrencée par d’autres exigences.

Le projet de démocratie se présente sous une forme objectivée, dans des dispositifs de fonctionnement, des règles, des procédures, qui servent d’appuis aux militants dans leurs pratiques quotidiennes. Ces dispositifs de fonctionnement peuvent ainsi être envisagés comme des dispositifs intentionnels, c’est-à-dire qu’y sont déposées les exigences, les visées qui guident l’action militante, et principalement la visée de démocratie. Ces intentions, initialement inscrites dans les modes de fonctionnement, peuvent être oubliées avec le temps, devenir des routines, et peuvent être réactivées à d’autres moments. Les usages qui sont faits des règles peuvent aussi produire des déplacements de sens. Elles ne contraignent que partiellement les acteurs et elles sont susceptibles de produire des pratiques qui ne sont pas nécessairement ajustées aux exigences qui y ont été investies.

La configuration sous laquelle se présente le projet de démocratie s’explique en grande partie en prenant en compte le profil des militants fondateurs, et plus précisément en analysant leurs expériences militantes passées, les interprétations qu’ils en font et les ressources accumulées au fil de celles-ci. Pour expliquer les formes sous lesquelles se présente le projet de démocratie, on fera donc intervenir un schème interprétatif de type dispositionnel, non pas tel qu’il est formulé dans la théorie de l’habitus élaborée par Pierre Bourdieu, mais plutôt tel qu’on peut le formuler en reprenant l’idée de « stock de connaissances disponibles », construit à partir des expériences vécues et transmises, et fournissant des « schèmes de référence » aux acteurs, que l’on trouve chez Alfred Schutz (SCHUTZ 1987).

Nous avons fait le choix ici de prendre au sérieux la prétention des militants à la démocratie, en analysant l’idée qu’ils se font de celle-ci, les usages qu’ils en font, c’est-à-dire à la fois comment ils en usent dans leurs discours, comment ils l’objectivent dans les dispositifs sur lesquels ils s’appuient pour faire fonctionner leur organisation, bref, comment ils la mobilisent dans leur travail militant. Le discours démocratique n’est pas a priori envisagé comme un voile dissimulant et légitimant des intérêts stratégiques ou des rapports de force, comme une simple figure rhétorique ou comme une « rationalisation » des pratiques. On ne postule pas une discontinuité radicale entre les visées exprimées par les acteurs, les discours d’intention, et les pratiques concrètes, sans pour autant partir du postulat inverse qui résoudrait le fonctionnement concret de l’organisation dans les intentions affichées. Prendre au sérieux les prétentions des acteurs à la démocratie ne signifie pas résoudre ce qui est fait et se fait à ce qui est dit et voulu. Les acteurs eux-mêmes intègrent bien souvent dans leurs discours la thématique du décalage entre ce qui est voulu et ce qui est, entre les intentions proclamées et la réalité des pratiques. Toutefois, si les écarts sont pris en compte dans l’analyse, on ne considère pas ici a priori qu’ils s’expliquent par le fait que les intentions affirmées masquent des intentions cachées, dissimulées intentionnellement ou ignorées en toute bonne foi, qu’il faudrait dévoiler pour comprendre les pratiques concrètes.

Sur ce point, la posture adoptée est proche de celle adoptée par Luc Boltanski et Laurent Thévenot dans leur travail sur la justice. Luc Boltanski revient sur cette posture dans L’amour et la justice comme compétence (BOLTANSKI 1990) et explique que « le cadre des Économies de la grandeur vise bien à rendre justice à la justice, si l’on peut dire, en prenant au sérieux les prétentions à la justice manifestées par les personnes en de nombreuses occasions de la vie quotidienne, et leur idéal de justice, au lieu de les dénoncer comme autant d’illusions dissimulant des déterminations d’une autre nature, c’est-à-dire essentiellement de l’ordre de l’intérêt ou de la force » (p. 65-66). Les deux auteurs indiquent qu’ils rejettent la notion de légitimation « qui, dans la suite de l’œuvre de Max Weber, tend à confondre justification et tromperie » et qui est définie comme un processus de dissimulation de rapports de domination pré-constitués. Selon eux, justifier ses actions, ce n’est pas « inventer, après coup, de fausses raisons pour maquiller des motifs secrets, comme on se trouve un alibi » (BOLTANSKI & THEVENOT 1991, p. 54).

La recherche s’inscrit ainsi dans la question des idéaux et part du principe que les personnes peuvent viser un idéal par une action volontaire, même si l’action et ses résultats ne peuvent être réduits à cet idéal.

On pourrait voir dans les choix analytiques qui sont faits ici le produit d’une vision enchantée des militants, une attitude naïve ou complaisante, liée à nos insertions militantes, à un aveuglement produit par notre implication personnelle. S’il nous semble en effet que les idéaux constituent un moteur important dans l’action militante, nous ne prétendons pas qu’il s’agisse du seul élément générateur des pratiques militantes. Ils doivent être envisagés comme des horizons d’action, plus ou moins moteurs selon les moments. Ensuite, une action guidée par des idéaux ne produit pas des pratiques idéales. Les pratiques sont aussi le produit de la confrontation avec des choses, des événements, avec des personnes, et avec leur complexité, d’où l’intérêt porté ici aux conditions pratiques de la démocratie dans l’organisation syndicale. On peut considérer que l’implication du chercheur a ici la vertu d’orienter la recherche vers une dimension des pratiques militantes dans les organisations parfois ignorée, recouverte par les notions d’intérêt, de stratégie et de pouvoir.

Le passage du projet de démocratie au fonctionnement effectif de l’organisation syndicale s’opère avec la notion d’épreuve. Le projet est mis à l’épreuve du quotidien syndical.