Pour aborder l’univers discursif des syndicats de journalistes nous sommes partis d’un point central qui n’est autre que le nœud des débats qui anime cette communauté discursive à l’égard des questions d’éthique professionnelle : les dérives médiatiques. L’intérêt méthodologique de ces périodes critiques est indubitable. Comme le rappelle Yves Delahaye : ‘« Loin d’être seulement des périodes d’agitation dans la vie des acteurs, les crises sont donc des moments de production intense de textes et de puissants « révélateurs » des codes utilisés’ » 19 . Or les dérapages médiatiques ont, il est vrai, correspondu à des moments de crise, sans doute décisifs pour la profession de journaliste acculée à réfléchir sur ses pratiques. En un mot, précise Yves Delahaye, ‘« la crise conformément à l’étymologie, est un moment où la possibilité est donnée de cerner, de séparer, de juger’ » 20 . C’est donc à la faveur des ‘« dérapages médiatiques’ » qui ébranlent la profession qu’un débat sur l’éthique professionnelle émerge. Cela dit, les ressorts d’un tel débat ne sont jamais le fruit d’un hasard. La profession de journaliste ne réfléchit peu ou pas ex nihilo sur ses pratiques mais attend les occasions qui lui sont données pour le faire. Ainsi, lorsqu’un sondage met en cause la crédibilité des médias ainsi que la véracité des propos journalistiques, l’ensemble de la communauté s’en défend et se répand dans des considérations déontologiques qui pointent les coupables. Certains travaux, qu’ils soient parlementaires ou universitaires, certains ouvrages aussi, donnent lieu à des mises au point de la part de la profession qui sont, parfois même, rendues publiques. Le rapport Sales sur ‘« La formation des journalistes »’ 21 ou encore le livre ‘« Les nouveaux chiens de garde’ » 22 de Serge Halimi constituent des exemples en la matière. L’un et l’autre ont donné lieu à des polémiques reprises dans la presse et débattues au sein de la profession, directement visée 23 . Ce constat mérite toutefois sinon des précautions du moins quelque prudence. Certes les crises permettent d’observer les protagonistes plus enclins, au milieu des agitations et des désordres, à se choisir une stratégie discursive mais elles présentent aussi le sérieux inconvénient de nier l’accalmie dans laquelle une réflexion sur l’éthique peut émerger. Dès lors, nous avons cherché à nuancer les phénomènes que constituent les ‘« dérapages médiatiques’ » en relevant, en dehors de ces crises, des éléments de réflexion sur l’éthique professionnelle des journalistes. Il nous faut dire, comme nous l’avons souligné ci-dessus, que ces éléments sont rares car la réflexion sur la déontologie journalistique est rarement fortuite.
Notre attention s’est donc portée sur les discours produits par les syndicats de journalistes sur la période critique qui s’étale de 1989 à nos jours. Durant cette décennie, la profession a subi une crise de confiance sans précédent due notamment à de nombreux ‘« dérapages’ » qu’Henri Pigeat désigne comme ‘« Les péchés de la presse’ » 24 . A titre indicatif, mais loin d’être exhaustives, nous avons relevé les dérives suivantes, dont les répercussions ont largement défrayé la chronique comme en témoigne cette brève revue de la littérature :
C’est donc au cœur de cette crise que nous avons collecté nos données, en épluchant, un à un et page par page, les bulletins des différents syndicats de journalistes à partir de 1989 jusqu’à nos jours 30 .
Delahaye Y., La frontière et le texte. Pour une sémiotique des relations internationales, Paris, Payot, 1977, p 136.
Delahaye Y., idem.
Sales C., « La formation des journalistes », mission d’études et de réflexion, rapport du ministère de la Culture et de la Communication, 13 février 1998.
Halimi S., Les nouveaux chiens de garde, Paris, Liber-Raisons d’Agir, novembre 1997.
A lire sur la polémique : « Presse : à ceux qui se trompent de procès », Libération, mardi 12 mai 1998 ; « Les journalistes sont-ils vendus à l’establishment ? » Marianne, 6 au 12 juillet 1998 ; « Le faux procès du journalisme » Le Monde Diplomatique, février 1998.
Pigeat Henri, Médias et déontologie, Paris, PUF, 1980, p32. Henri Pigeat fut par ailleurs président de l’Institut international de communication et a dirigé l’AFP de 1979 à 1986.
A lire sur le sujet, Pigeat H., op. cit., pp 32-37
A lire sur le sujet : Charon J.M., Carte de Presse. Enquête sur les journalistes, Paris, Stock, 1993, pp.9-16.
Libois B., L’éthique de l’Information. Essai sur la déontologie journalistique, éditions de l’Université de Bruxelles, 1994, introduction. Veyrat-Masson I., « Les journalistes. Libertés et contraintes » in é tudes, mai 1995, p 621. Woodrow A., Information et manipulation, Paris, Felin, 1991, introduction.
A lire sur le sujet : Lorelle Y., « La déontologie du journalisme va-t-elle à la dérive ? », in Communication et Langages, 4e trimestre 1992, p 105. Ferro M. et Wolton D., « Guerre et déontologie de l’information », in Hermès 13-14, 1994, pp.133-153. Guillebaud J.C., « Les médias contre la démocratie », in Sciences de l’information et de la communication, Textes essentiels, D. Bougnoux, Paris, Larousse, 1993, pp.723-734.
A lire sur le sujet : « Quelques affaires où il fut question de déontologie », in « Où va le journalisme », Revue Esprit, n°167, décembre 1990, pp. 13-18.
A lire sur le sujet : Bourdon J., «Les médias, une éthique de la transgression », in Réseaux, n°78, 1996, pp 87-100.
Cette période a permis l’amorce de nombreuses réflexions dans la communauté médiatique comme nous pouvons le constater à travers ces quelques exemples : L’Événement du jeudi, « Le procès des journalistes », 8 mai 1991 ; Les anciens élèves du CFJ réalisent collectivement un « Livre blanc sur la crédibilité de l’information », 1990-1991 ; L’association "Reporters sans frontières" consacre ses quatrièmes rencontres à la Recherche d’une « Charte des devoirs et des droits des journalistes », Montpellier, 3 octobre 199 ; Le SNJ met à l’ordre du jour de son congrès, en 1990, une confrontation sur la déontologie ; La FNPF programme, pour son 12ème congrès, le thème de « La Liberté et la responsabilité de la presse », octobre 1991.
L’idée déjà ancienne de la création d’un observatoire des médias revient à l’ordre du jour, du moins de la part des parlementaires, loin d’être désintéressés par la question. Le malaise, dans les médias français, fait aussi l’objet d’une production littéraire extrêmement importante. Les ouvrages se comptent par dizaines et leur titre respectif ne laisse aucune place à l’équivoque : Guillaumin C., Faut-il brûler les journalistes ?, Paris, Julliard, 1994 ; Mamou Y, C’est la faute aux médias, Paris Payot, 1991 ; Roumanie, qui a menti ? et Les journalistes sont-ils crédibles ?, Montpellier, Éditions Reporters sans frontières, 1990 ; Woodrow A., Information et manipulation, Paris, Calmann-Lévy, 1991 ; Roucaute Y., Splendeurs et misère des journalistes, Paris, Éditions du Félin, 1991, Freund A., Journalisme et Mésinformation, Paris, La Pensée sauvage, 1991.