4) L’éthique du journalisme : une éthique comme morale astucieuse

La valse des éthiques, précise Alain Etchegoyen, nous propose ‘« des éthiques divisées, corporatistes, bien insérées dans des espaces de pouvoirs. N’est-ce pas dès lors une morale de l’intérêt, une éthique comme morale astucieuse »’ 88 s’interroge-t-il ? Cette entrée en matière, quelque peu brutale, pourrait qualifier ce que d’autres désignent comme ‘« une morale d’exception ».’ S’interroger sur l’éthique professionnelle du journalisme, outre l’inventaire des codes et autres chartes auquel nous avons procédé plus loin, c’est aussi relever les dimensions qui gèrent son application dans un espace médiatique où les conflits d’intérêts sont nombreux, et ainsi mieux comprendre la rationalité des acteurs en jeu. L’éthique devient alors objet de convoitise en tant qu’instrument d’organisation, de régulation et de légitimation de la profession. Philippe Meyer note cyniquement à ce propos ‘« qu’apparemment aucun patron de presse, aucun directeur de journal n’est prêt à partager un pouvoir déontologique…que, dans la plupart des cas, il n’exerce pas »’ 89 . Ce constat fait référence selon nous à la distinction implicite entre intention éthique et compétence éthique que les gestionnaires des médias s’appliquent à maîtriser.

Daniel Cornu précise que la déontologie ‘« qui fait référence au devoir’ » désignerait ‘« les règles de mise en œuvre d’une éthique dans le champ qui lui est propre »’ 90 . Si le devoir guide la conduite dans l’action l’idée émise par Philippe Meyer d’un ‘« pouvoir déontologique’ » nous paraît légitime. L’éthique journalistique prend en effet des dimensions à la fois stratégique, pragmatique, politique et idéologique dont les journalistes se font bien souvent l’écho à travers une analyse réflexive de leur pratique. La rhétorique conservatrice des journalistes témoigne d’une volonté d’autorégulation qui exclut de fait les non-initiés voire les non-professionnels du cercle de la réflexion au motif d’une méconnaissance des conditions de production. Olivier Da Lage, membre du SNJ, précise à cet égard que ‘« les nombreux articles de chercheurs, hommes politiques, intellectuels extérieurs à la profession pèchent, aux yeux de nombreux journalistes de terrain, par une conception quelque peu désincarnée de l’exercice de la profession’ » 91 . Cette disqualification des jugements extra corporatistes s’explique aussi par les thèmes brûlants auxquels renvoie la réflexion sur l’éthique et les codes qui la dévoilent : l’identité du journalisme, la formation, le recrutement, la liberté d’expression, la liberté de la presse, la crédibilité des journalistes, l’image de la profession, l’interventionnisme…bref autant de fondements du journalisme qu’il convient de ménager pour ne pas faire voler en éclats le mythe. Les discours des professionnels des médias mettent le plus souvent en exergue les formes abusives que peut revêtir l’éthique professionnelle, qui sera alors qualifiée de stratégique. Ces prises de position sont liées la plupart du temps à une conception endogène du travail journalistique. En effet la plupart des journalistes essayistes soulignent pour l’essentiel les contraintes nombreuses de la profession et mettent en avant la difficulté et les dangers de fonder une éthique applicable au journalisme. Leurs avis traduisent bien souvent une méfiance voire un rejet systématique à l’égard de la chose éthique. C’est le cas notamment des livres, guidées par une analyse stratégique, d’Albert du Roy, d’Alain Woodrow et de Jean Schwoebel ou encore des articles de Bruno Frappat et de Jacques Lesourne.

Albert du Roy est ferme sur la question : ‘« aucun code ne peut définir, encadrer la déontologie journalistique »’ 92 . L’élite du journalisme va au plus court et dans une formule patinée par le temps précise que ‘« définir la liberté de la presse, c’est déjà la limiter’ ». Il renvoie dos à dos les devoirs et les droits énoncés dans la Charte de Munich : ‘« Certes, toujours il faut « respecter la vérité » et « ne pas user de méthodes déloyales pour obtenir des informations, des photographies des documents ». Mais comment obéir à ces deux derniers devoirs tant que n’est pas observé le premier droit des journalistes : « le libre accès à toutes les sources d’information et le droit d’enquêter librement sur tous les faits qui conditionnent la vie publique ? »’ 93 . Or à cette question Dominique Wolton répond : ‘« au lieu de regarder la réalité du XXIème siècle, la presse se pense dans les catégories du XIXème siècle. Elle parle de ses droits pour n’avoir pas à parler de ses devoirs, se voit dans le rétroviseur du passé pour ne pas réfléchir aux obligations liées à ses victoires’ » 94 . A cette vision très libérale de la régulation des pratiques journalistiques vient s’ajouter, selon Albert Du Roy, le constat, renversé quelque temps plus tard par Pierre Bourdieu, que ‘« les journalistes sont victimes des idées dominantes ’» 95 .

Jean Schwoebel aborde la chose différemment. Selon lui ‘« aussi longtemps que la presse restera exclusivement mercantile, un ordre des journalistes n’aura guère d’efficacité pour faire respecter les règles d’une éthique de l’information »’ 96 . Défendant les sociétés des rédacteurs, dont il fut l’un des initiateurs, Jean Schwoebel explique que le problème éthique est inhérent à l’indépendance de la profession. Alain Woodrow pose, au détour d’une réflexion sur la place occupée par l’information dans la vie internationale, la question suivante : ‘« Faut-il imposer aux journalistes une régulation extérieure ? Un cinquième pouvoir pour contrôler le « quatrième » ?’ ». La réponse est sans appel : ‘« Illusoire et même dangereux’ ». Plus loin il soulignera : ‘« sans sa totale liberté de critique, le quatrième pouvoir perd sa raison d’être : surveiller et équilibrer les trois autres (…) Dans ce sens, la fierté du journaliste est d’être incontrôlable ’» 97 . Bruno Frappat et Jacques Lesourne, après avoir dressé un état des lieux, pour le moins exhaustif, des contraintes qui pèsent sur la profession, exposent les principes déontologiques de la rédaction du quotidien ‘« Le Monde’ » : ‘« l’indépendance économique du Monde, Le Monde n’a pas d’ambitions dans le domaine du ragot, les rédacteurs du « Monde », la direction du « Monde » ».’ La réflexion déontologique n’est guère élargie en dehors des frontières du quotidien même si l’on relève que la profession est en générale ‘« hostile à tous dispositifs de surveillance »’ car d’une part, l’exemple du CSA a ‘« montré son impotence déontologique »’ et, de l’autre, ‘« il paraît préférable que la réflexion déontologique de chaque équipe rédactionnelle s’affiche –ce que fait Le Monde - et s’entretienne de débats internes, mais aussi externes »’ 98 . Philippe Meyer s’en prend, quant à lui, à la profession. Le Chroniqueur de France Inter, après avoir souligné que ‘« l’ego des journalistes devenu, la télévision aidant, un abîme de complexité (…) »’ que ‘« les journalistes sont psychologiquement fragiles, agressifs, aussi imperméables à la critique que feu Ceausescu »’ et enfin » que ‘« la presse souffre d’une crise de direction »’, propose en guise de solutions de ‘« cesser de pratiquer le petit jeu qui consiste à se confesser et à se donner l’absolution (…) et que les réflexions déontologiques ne masquent pas que l’une des grandes faiblesses de la presse française, écrite ou électronique, c’est l’insuffisant niveau de compétence de ceux qui la font »’ 99 .

Le terrain du consensus autour d’une éthique ou d’une déontologie appliquée à la pratique journalistique semble être déserté, parfois au profit d’une éthique ‘« maison’ ». La création d’une référence commune en matière d’éthique professionnelle suppose de préciser le cadre qui pourrait abriter une concertation tendant à favoriser le rapprochement des différentes parties sur le sujet. Dans un communiqué diffusé par l’AFP, le ministère de la Culture et de la Communication précisait à ce sujet que : ‘« si la multiplication des codes et des chartes doit être appréciée positivement, elle ne permet pas qu’une référence commune soit proposée au public et à l’ensemble des professionnels’  »  100 . Si comme le pense Philippe Meyer, le pouvoir déontologique n’est apparemment pas prêt d’être partagé, Marc-François Bernier esquisse quant à lui une autre réponse en notant que : ‘« c’est peut être l’hypothèse d’un public bien informé au sujet de ceux qui prétendent l’informer qui alimente les craintes des propriétaires, gestionnaires et praticiens des entreprises de presse, face au métajournalisme’  »  101 . Quoiqu’il en soit les journalistes, lorsqu’ils s’en préoccupent, témoignent d’une grande méfiance à l’égard de l’encadrement de leur pratique. Méfiance, certes, mais ‘« ce à quoi on se heurte aujourd’hui c’est à une immense indifférence d’une partie de la profession qui considère que tout ne va pas si mal que ça’  » 102 constate Jean-Marie Charon.

Notes
88.

Etchegoyen A., op.cit., p 81.

89.

Meyer P., « Une presse en quête d’avenir », in Le Débat, n°75, mai-août 1993, pp.18-19.

90.

Cornu D., op.cit., 1997, p 4.

91.

Da Lage O., « Les combats syndicaux », in Hermès, n°35, CNRS éditions, 2003, p 220.

92.

Du Roy A., Le serment de Théophraste. L’examen de conscience d’un journaliste, Paris, Flammarion, 1992, p 230.

93.

Du Roy A., op.cit., p232.

94.

Wolton D., op.cit., p 192.

95.

Du Roy A., op.cit., p232.

96.

Schwoebel J., La presse, le pouvoir et l’argent, Paris, Seuil, 1968, p139.

97.

Woodrow A., op.cit., pp 167-169.

98.

Frappat B. et Lesourne J., « Information et déontologie », in Le Monde, samedi 13 février 1993.

99.

Meyer P., op. cit., p 18.

100.

Dépêche AFP, 12 février 1999.

101.

Bernier M.F., « L’autorégulation pragmatique du journalisme en Amérique du Nord », in Recherches en Communication, département communication de l’Université catholique de Louvain, n°9, 1998, p 59. Nous avons transposé l’hypothèse de Marc-François Bernier applicable au champ médiatique Nord américain à celui de la France. En effet, elle nous semble tout aussi pertinente pour le modèle français.

102.

Charon J.M., entretien du 18 janvier 2002, Maison des Sciences de l’Homme, Paris.