1) La prédominance de l’analyse descriptive

L’analyse descriptive domine très largement la littérature. Elle est un passage obligatoire pour la plupart de nos auteurs qui puisent l’inspiration dans la réflexion autour des pratiques professionnelles et de son univers, notamment de contraintes. Elle procède d’une approche empirique et permet d’imprimer un discours au cœur des préoccupations. Par ailleurs elle légitime les prises de positions des auteurs qui s’appuient sur des faits, notamment ceux observés en période de crise. Ainsi les travaux de chercheurs, sociologues et autres, sur le traitement d’une information aboutissent bien souvent à une interrogation éthique ou déontologique, comme c’est le cas dans l’entretien réalisé par Isabelle Veyrat-Masson avec Dominique Wolton et Marc Ferro. L’article intitulé ‘« Guerre et déontologie de l’information’ » retrace les points de vue des trois chercheurs autour du traitement de l’information réservé à la guerre du Golfe. La réflexion déontologique se pose ainsi : ‘« la question intéressante, est de savoir si historiquement un jour, cette profession aura suffisamment de légitimité pour admettre ses propres limites ?’ ». Dominique Wolton s’interroge plus loin sur ‘« Qu’est-ce que produire une information ?’ ». Puis sur ‘« un problème très important des limites de notre logique occidentale de l’information »’ 103 .

Jean-Marie Charon dans ‘« Questions de déontologie’ » dresse le même constat s’agissant de la guerre du Golfe : ‘« c’est ainsi que l’on trouve pêle-mêle l’habituelle tendance à exprimer d’abord la solidarité nationale dans une crise internationale (…) »’ 104 . Plus loin, il cède rapidement la place à une analyse normative de l’éthique de l’information. Son ouvrage ‘« Cartes de presse »’ alterne aussi entre une analyse descriptive et normative de l’éthique de l’information. Il introduit d’ailleurs son livre avec le thème de ‘« la crise de confiance’ » puis achève sa réflexion sur ‘« l’enjeu déontologique ’» précisant que ‘« cette tolérance du milieu journalistique français à l’égard des petites approximations recouvre un défaut d’exigence professionnelle et de vérification scrupuleuse qui deviendra gravissime à propos d’un événement conséquent »’ 105 . La démarche analytique est similaire lorsque l’on s’attarde sur le site Internet de l’ORM de l’université catholique de Louvain, dirigé par Marc Lits. Les membres de l’ORM, spécialistes de l’analyse des médias écrits ou audiovisuels ‘« estiment indispensable de développer une observation systématique des pratiques médiatiques qui posent des questions d’ordre déontologique’  » 106 . La lettre de l’ORM analyse régulièrement les traitements opérés sur l’information et replace la réflexion dans une perspective déontologique. Benoît Grevisse, s’exprimant sur l’affaire Monica Lewinsky, parle de ‘« dérive molle »’ et précise que ‘« ce qui se joue dans tous ces cas où la déontologie journalistique est sans cesse interrogée et sans cesse prise en flagrant délit d’incapacité de trancher, c’est moins la question de savoir si les journalistes sont sincères, s’ils mettent en place les outils de régulation de leurs pratiques que de savoir s’ils pourront, encore à l’avenir, faire leur vrai métier ? ’» 107 .

Le Centre d’études des médias (CEM) de l’université Laval du Québec, qui concilie l’anecdote avec l’observation scientifique, dispose aussi d’un site Internet qui recense sur les questions éthiques, des sujets directement liés à l’actualité. Ils sont classés par médium ‘« télévision, presse écrite, Internet… »’ ou par thème ‘« journalisme, politiques et réglementations, éthique et droit des médias’ ». Sa revue de presse témoigne de l’importance de la dimension culturelle dans laquelle s’inscrivent les pratiques journalistiques. A titre d’exemple nous avons relevé ‘« qu’un juge iranien a condamné à mort l’ancien rédacteur en chef du quotidien iranien de langue anglaise « Iran news », Morteza Firoozi. Le Iran News, lancé en 1994, a été accusé de complaisance envers les USA par des publications radicales »’ ou encore ‘« qu’un journaliste américain en Corée est détenu dans une prison de la Corée du sud après avoir rapporté la rumeur qu’un quotidien coréen était en difficulté financière et pourrait être acheté par un puissant conglomérat. Le quotidien a porté plainte en vertu d’une loi coréenne statuant que « quelqu’un qui diffuse une fausse information et qui fait tort ainsi à une autre personne peut être sujet à un emprisonnement d’une durée maximale de 5 ans ’» 108 . D’autres événements semblables sont intervenus alors que plusieurs pays notamment asiatiques, tentent encore de trouver le juste équilibre entre la liberté d’expression et l’ordre social. Ce no man’s land qui sépare les différentes conceptions de l’information, du métier de journalistes et des lois qui les encadrent demeure, à l’aune de ces exemples, infranchissable. Les exemples présentés sur le site du CEM sont foisonnants et permettent de resituer la question de l’éthique de l’information dans des modèles culturels et professionnels divers. Ce n’est pas sans rappeler ici, la remarque de Dominique Wolton : ‘« la même information n’a pas le même sens selon les aires culturelles et les systèmes symboliques’  » 109 ()

L’ouvrage de Roselyn Koren centre aussi la réflexion éthique sur l’observation des pratiques, celles de l’écriture de presse via la mise en mots du terrorisme. L’auteur évoque ‘« la déontologie langagière »’ et postule que ‘« la thèse du langage purement informationnel joue un rôle décisif dans la définition de la déontologie d’une profession en mal de légitimité (…) il existe selon nous un lien direct entre la conception spéculaire de la mise en discours et le refus de prendre parti présenté comme le refus d’une subjectivité faillible’  » 110 . Roselyn Koren avance en conclusion une thèse intéressante sur la crédibilité de la presse écrite, affirmant ‘« qu’aussi longtemps qu’elle continuera à souscrire au mythe de l’objectivisme, elle risque d’être contestée’ » 111 . Or c’est bien là un des points essentiels qui alimente le débat éthique de type réflexif 112 . A l’instar de ces travaux, ceux du sociologue Pierre Bourdieu apportent un autre éclairage. Le sociologue rappelle ‘« qu’une éthique en l’air, non enracinée dans une connaissance des pratiques réelles, a de bonnes chances de fournir seulement des instruments d’autojustification, pour ne pas dire d’auto-mystification’ » 113 . Après quelques rappels théoriques sur les effets de champ, Pierre Bourdieu propose de ‘« renforcer les contraintes vertueuses, c’est-à-dire les mécanismes qui tendent à imposer les règles constitutives du jeu (…) en vue de renforcer la spécificité et l’efficacité de ces règles en travaillant l’autonomie du champ journalistique »’ 114 . Il invite plus loin les journalistes à réfléchir ‘« sur la constitution de lieux où ils travailleraient à s’analyser collectivement et objectivement avec l’assistance de spécialistes’ » 115 .

S’interrogeant sur les vrais buts et les valeurs défendues dans les sociétés de rédacteurs, Francis Schwarz décortique l’histoire de ce mouvement, présenté à la fois comme différent et complémentaire des syndicats. Sa thèse met aussi en perspective, s’agissant du volet moral, le statut du journaliste et la loi de 1935 qui en sont le pilier. L’auteur relève la remarque de François Valentin : ‘« la haute définition du journalisme’ »par le SNJ  ‘: « le but d’un statut devrait être de sanctionner la profession ’» 116 . Empruntant la réflexion d’Emmanuel Derieux sur le thème « déontologie et organisations des professions de l’information en France », Francis Schwarz met en exergue les enjeux éthiques : ‘« il s’agit d’établir des règles nouvelles adaptées à notre époque d’industrialisation et de mondialisation de la communication’ » 117 . La dernière partie de sa thèse insiste sur l’importance de l’éthique dans la presse et souligne ‘« la nécessaire prise en charge de l’information par les professionnels ’» 118 .

La revue Médiaspouvoirs, dont la ligne éditoriale était très souvent guidée par des préoccupations d’ordre éthique et déontologique, versait régulièrement dans l’analyse descriptive. L’intérêt de la revue résidait dans le recueil d’articles d’horizons divers qui traitaient d’un thème donné autour des questions médiatiques. Deux numéros ont retenu notre attention : ‘« La déontologie des médias. Les exigences de la démocratie »’ et ‘« L’éthique du journalisme’ » 119 . Ce dernier numéro rassemble des réflexions qui s’appuient très largement sur une approche descriptive des pratiques professionnelles. L’éclairage différent lié aux disciplines ou aux professions respectives des auteurs permet d’appréhender la question éthique sous des angles multiples. ‘« L’éthique du journalisme’ » balaie les thèmes de l’aggravation des problèmes structurels, de la crise d’identité, de l’intrusion de nouveaux acteurs dans le domaine de la communication et pose à terme cette question : ‘« l’éthique journalistique aura-t-elle quelque chance d’être homogène ? »’. Eric Rohde, intervenant dans le numéro, précise ‘« qu’il existe des réalités d’ordre différent qui pèsent sur le métier d’informer’  » et d’énumérer ‘« le flou ontologique, le handicap de la tradition, les faiblesses structurelles, l’arrivée de la vie économique dans la communication, la spectacularisation et la logique de la démocratie »’ 120 . Il conclue son intervention sur ‘« l’impératif éthique’ », produit de la confrontation entre les réalités et les exigences de la profession.

Parmi nos auteurs, nombreux sont ceux qui se sont sentis investis d’une mission, celle d’esquisser des solutions. Leur démarche consiste à positionner leur discours dans l’existant. De l’analyse descriptive à l’énoncé des moyens de régulation (analyse normative), ils posent soigneusement les enjeux, selon une conception tantôt libérale tantôt interventionniste. Denis Huisman ainsi que François-Xavier Alix, tous deux philosophes de formation, dressent des plans d’actions dans leur ouvrage respectif. Denis Huisman s’interroge sur la nécessité de concevoir et de mettre en pratique une ‘« info éthique’ » qui régulerait une partie importante des processus communicationnels. L’info éthique entendue, selon lui, comme ‘« les règles qui forment la déontologie des professionnels des médias »’ 121 , est, dans son ouvrage, essentiellement destinée aux acteurs de la télévision et promue ‘« pour stimuler les énergies individuelles en vue d'un état plus libre (...) en vue d’une situation plus autonome des individus et des communautés auxquelles ils appartiennent. L’appareil des médias ne joue pas immédiatement dans ce sens et vers de telles finalités’  » 122 . Ce n’est pas sans rappeler les propos de Pierre Bourdieu sur l’hétéronomie du champ journalistique. L’intérêt de cet ouvrage réside dans l’application qu’il opère de l’info éthique à tous les niveaux du traitement de l’information. Il concède, au terme de sa réflexion que ‘« sans doute, ne faut-il pas renoncer à user d’arguments utilitaires et pragmatiques pour inciter les agents de la communication médiatique à respecter la vérité, comme une norme nécessaire ’» 123 . François-Xavier Alix entreprend quant à lui de définir les fondements d’une éthique de l’information et soutient que ‘« notre époque a le devoir de s’inscrire dans l’histoire des médias comme celle d’une prise de conscience claire de l’impératif éthique »’ 124 . L’auteur avisé, développe la thèse de la création ‘« d’une fédération des médias d’information générale »’ 125 et sollicite pour ce faire, la concertation de l’ensemble des acteurs, journalistes et éditeurs, interpellés par le sujet, postulant que ‘«les médias affrontent les situations délicates sans concertation organisée »’ 126 .

L’approche systémique de l’espace médiatique montre avec acuité la nécessité d’élaborer une éthique de l’information qui soit totalisante, globale, c’est-à-dire appliquée à l’ensemble des acteurs du système, récepteur compris, car le jeu de l’information engage chacun. Bernard Spitz qui intervient dans une tribune libre du journal Le Monde, dans un article titré ‘« Pour une éthique globale des médias’ » précise à cet égard ‘« qu’une véritable éthique des médias, pour être globale, devrait prendre en compte les quatre côtés du carré magique de l’espace médiatique : le divertissement, l’information, la technologie et la propriété capitalistique’ » 127 . Dans un ouvrage intitulé ‘« La morale à zéro’ », dans lequel ce même auteur consacre une large réflexion à l’éthique des médias, le maître de requête au Conseil d’État explique ‘« qu’une véritable éthique des médias doit redonner toute sa place à la logique de régulation par opposition à la logique de réglementation et qu’elle doit s’inscrire dans une démarche globale’ » 128 . Il préconise par ailleurs la constitution d’une instance ‘« dont les membres seraient élus par les journalistes ou leurs représentants, et qui aurait la faculté d’intervenir sur les différents médias’ » 129 . Conscient que cette solution ‘« est peut être la plus mauvaise mais comme la démocratie, c’est-à-dire à l’exception de toutes les autres’ », il conclut en rappelant l’enjeu capital que revêt la règle éthique.

Les exemples pourraient se multiplier tant la littérature sur le sujet est abondante. Près d’un ouvrage sur deux qui a trait au journalisme ou aux médias, traite des questions d’éthique ou de déontologie. Elles interviennent généralement pour conclure une analyse critique et permettent à l’auteur d’esquisser de nouvelles pistes de réflexion pour la profession. Jérôme Bourdon dresse aussi ce constat et tente même de catégoriser les interventions sous trois rubriques : ‘« l’éthique des médias a ceci de particulier, si on la rapporte à d’autres éthiques sectorielles, d’être le plus souvent abordée sur le mode de la dénonciation (interne ou externe) ou de la déploration –qu’il s’agisse d’ailleurs de débats professionnels ou de réflexions de chercheurs. On s’en inquiète quand les normes (ou des normes) paraissent violées, on établit un catalogue, on propose, le cas échéant, des remèdes »’ 130 .

Notes
103.

Ferro M. et Wolton D., op. cit., p 140.

104.

Charon J.M, « Questions de déontologie », in Esprit, n°12, décembre 1990, p 67.

105.

Charon J.M, op.cit, 1993, pp.280-281.

106.

L’observatoire du récit médiatique, créé en 1991, est un centre de recherches du département de communication de l’université catholique de Louvain. L’ORM développe ses recherches autour de trois axes : l’analyse socio-économique, la recherche narratologique, l’approche ethnosociologique. Traversant ces trois axes, une prise en compte des aspects déontologiques et éthiques du métier de journaliste est aussi très largement présente. Voir le site http://www.comu.ucl.ac.be/RECI/ORM/ORM.html.

107.

Grevisse B., « Monica…où est l’obscène ? », in Lettre de l’ORM, n°15, novembre 1998, p 6.

108.

Centre d’études des médias : http://www.cem.ulaval.ca/actualitele cadre.html.

109.

Wolton D., op. cit., 1997, p193.

110.

Koren R., Les enjeux éthiques de l’écriture de presse et la mise ne mots du terrorisme, Paris, L’Harmattan, 1996, pp. 7-10.

111.

Ibid., p 267.

112.

Lire à ce propos l’article de Delforce B., « La responsabilité sociale du journaliste : donner du sens », in Cahiers du journalisme n°2, 1996, pp. 16-31.

113.

Bourdieu P., op.cit, 1996, p 10.

114.

Ibid., p 14.

115.

Ibid., p17.

116.

François Valentin cité par Schwarz F., Les sociétés de rédacteurs en France ; actions et pensées d’un mouvement démocratique pour la presse quotidienne (des origines à nos jours), thèse de doctorat, Bordeaux 3, 1991, p 95.

117.

Schwarz F., op.cit., p 554.

118.

Schwarz F., op.cit., pp. 560-561.

119.

Ballanguy E. et Missika J.L (sous la dir. de), « L’éthique du journalisme », in Médiaspouvoirs, n°13, janvier 1989.

120.

Rohde E., « Le journaliste et ses pièges », in Médiaspouvoirs, n°13, 1989, p 71.

121.

Huisman D., L’âge du faire. Pour une morale de la communication, Hachette, coll. Pluriel, février 1994, p 170.

122.

Huisman D., op. cit., p200.

123.

Huisman D., op. cit., p204.

124.

Alix F.X., Une éthique pour l’information. De Gutenberg à Internet, Paris, l’Harmattan, 1997, p 9.

125.

Alix F.X., op. cit., p 132.

126.

Alix F.X., op .cit., p 136.

127.

Spitz B., « Pour une éthique globale des médias », in Le Monde, mercredi 31 mai 1995.

128.

Spitz B., La morale à zéro. Pour une reconquête civique, Paris, Seuil, octobre 1995, p 364.

129.

Idem.

130.

Bourdon J., op.cit., 1996, p 4.