I) L’analyse socio-génétique de la faute journalistique par Cyril Lemieux

Après s’être interrogé sur l’ambiguïté des postures journalistiques par rapport au droit et aux formes d’objectivation de type juridique et en avoir conclu que ‘« c’est en jouant sur les différentes définitions possibles de leur civisme que les journalistes parviennent à revendiquer une déontologie (…) »’ 135 , Cyril Lemieux récidive huit ans plus tard en questionnant, cette fois-ci, ‘« les dilemmes moraux que les journalistes rencontrent presque tous les jours dans l’exercice de leur activité’ » 136 . Fort d’un corpus de 125 entretiens approfondis et d’enquêtes ethnographiques menées au sein de trois entreprises médiatiques, Le Monde, Sud Ouest et France 2, Cyril Lemieux conjugue deux projets : D’une part, celui d’étayer une critique interne du travail journalistique et, de l’autre, celui de contribuer au perfectionnement de moyens de régulation nouveaux. Sa démarche consiste à ‘« analyser la dynamique des investissements grammaticaux successifs qui conduisent parfois les individus, en passant du respect d’un ensemble de règles au respect d’un autre ensemble, à commettre, à la fin, une confusion entre deux ensembles et à se rendre vulnérable à la désapprobation et à la critique fondées de leurs partenaires »’ et d’ajouter, in fine, ‘« il s’agit en somme d’une forme d’analyse socio-génétique de « comment on en vient à commettre une faute ? »’ 137 . A l’issue d’une analyse historique de la critique faite aux gens de presse, qui emprunte beaucoup à Robert Chartier pour ces travaux sur les origines culturelles de la révolution, à Robert Darnton ou encore à Michaël Palmer et Christian Delporte, Cyril Lemieux s’attarde sur le dispositif de l’organisation professionnelle et sa capacité, sur différentes périodes, à légitimer son pouvoir de nuisance. Il souligne l’importance du rôle du syndicat unifié de la profession, le SNJ, qui a su imposer la ‘« morale professionnelle comme premier principe régulateur’ » et d’expliquer ‘« la faute professionnelle devenait, à travers cette tentative de codification, un critère pour restreindre la capacité de nuire des journalistes »’ 138 . Il s’est inspiré de la réflexion Durkheimienne selon laquelle ‘« c’était moins l’accentuation de la division du travail social qui, à son époque, posait problème que l’insuffisance désastreuse de sa régulation juridico-morale’  » 139 . Cela dit, bien avant l’instauration d’une charte par le SNJ, la capacité de nuisance des journalistes avait été nuancée par un concept émergé au milieu du XVIIIe siècle : l’opinion publique et ses vertus régulatrices. Plus tard, après les premiers mouvements de salarisation du journalisme à la fin du XIXe et au début du XXe siècles, l’industrialisation de la presse aidant, le principe régulateur de l’opinion publique cède la place à celui du verdict populaire lequel ‘» n’a d’ailleurs eu d’autres usages que critique. Il a toujours servi à imposer, contre la morale restrictive des Lumières, la légitimité de certains goûts réputés mauvais ou de certaines opinions réputées aveugles, dont le succès populaire rendait désormais impossible de ne pas leur accorder de la valeur’ » 140 .

Notes
135.

Lemieux C., op. cit., 1992, p 8.

136.

Lemieux C., op.cit., 2000, p10. Le point de convergence entre les deux travaux du sociologue réside dans la mise en exergue, par l’auteur, du « pouvoir de nuisance des gens de presse ». 

137.

Lemieux C., op.cit., 2000, p 14.

138.

Lemieux C., op.cit., 2000, pp.50-51. Nous avions, nous-même, analysé ce processus comme « une démarche civilisatrice », Magali Prodhomme, « La place de l’éthique dans la construction de l’identité journalistique », mémoire de DEA, Lyon2/Enssib, 1999, pp. 34-38.

139.

Cité par Cyril Lemieux, op. cit., 2000, p 17.

140.

Lemieux C., op. cit., 2000, p 49.