1) Les étapes de la modernité et la régulation journalistique

L’élargissement de leur périmètre d’intervention – et implicitement celui de leur pouvoir de nuire – a largement participé à une remise en cause de la morale restrictive de la modernité libérale. Cela dit, et ce fut le pari gagné du SNJ, il fallait mettre sur pied ‘« des principes d’action et d’autorité alternatifs et élaborer un nouveau droit susceptible de permettre la stabilisation de l’évolution engagée »’ 141 . La mise en place, plus tard, d’une convention collective, d’un statut légal du journalisme, d’échelles de salaires a permis ce que Cyril Lemieux appelle ‘« le processus de clôture de la modernité»’ et amorcé, après la seconde guerre mondiale, celui qu’il désigne comme «la modernité organisée » 142 . Cette période dite de ‘« modernité organisé’ » a consacré la référence à la morale professionnelle du journaliste ainsi que l’invocation d’un contrôle que l’État se doit d’exercer dans l’organisation commerciale et industrielle de l’activité journalistique. Or, la continuation du processus de démocratisation ainsi que les nouvelles formes que revêt le capitalisme de la fin du XXe ont contribué à la remise en cause du modèle, de l’arbitraire, des rapports d’autorité (mai 68) mais aussi à l’érosion de la morale professionnelle devenue ‘« incompatible’ » avec cette configuration nouvelle, celle du ‘« triomphe du spectacle et du relativisme éthique ’». A nouveau, des principes de régulation alternatifs tentent d’être mis sur pied. Cyril Lemieux en esquisse deux avant de s’interroger sur ceux susceptibles de ‘« juguler la crise actuelle »’ 143 . Selon lui, l’impératif de communication constitue non pas un principe régulateur mais un principe critique car ‘« il allait permettre de critiquer le refus de rendre des comptes à des tiers et d’être évalué par eux ’» 144 , explique-t-il. Le second principe, cette fois-ci de régulation, est celui appelé ‘« le plus d’authenticité’ » qui conduit les individus à se départir des représentations médiatiques dominantes. Le sociologue précise que ‘« le plus d’authenticité constitue bel et bien, dans la postmodernité, un principe régulateur décisif face à la fausse présence que sont réputés instaurer les médias, car il est, par définition, ce qui leur demeure à jamais inatteignable’  » 145 . Cyril Lemieux, après avoir ainsi décrit la démocratisation et l’extension du capitalisme comme ‘« processus conflictuels’ » dans le domaine de la presse et des médias, s’enquiert in vivo de la praxis journalistique, de ‘« ce qui se lit dans la pratique’ » 146 . Sa conclusion entame une réflexion sur la possibilité, d’une part, d’institutionnaliser ‘« la liberté de critique’ » et, d’autre part, sur la capacité des journalistes à respecter un certain nombre de règles dérivées de la grammaire publique. Ce dernier point suppose, selon le sociologue, que soit limité l’emploi par les journalistes, mais aussi contre les journalistes, de techniques de pouvoir ou, en d’autres termes, que soit imposé le recours à l’interlocution – Cyril Lemieux évoque ‘« l’établissement d’arènes de confrontation’ » -, en tant qu’elle permet d’actualiser la grammaire publique et de produire une attitude critique.

L’analyse ‘« socio-génétique’ » comme moyen d’appréhension de la faute journalistique apporte considérablement à la connaissance de la pratique journalistique. Elle permet de relier le respect d’une éthique professionnelle à des ‘« inflexions et pertinences motivationnelles’ » et de conjuguer l’individu au collectif. Cyril Lemieux ne cède pas aux sirènes du déterminisme, ni même à celle de l’interactionnisme duquel pourtant il se rapproche notamment avec l’usage du concept de grammaire. Proche de la sociologie cognitive, dans laquelle le concept de ‘« grammaire’ » se réfère aux théories de la grammaire générative de Noam Chomsky, l’analyse socio-génétique rend possible l’usage de notions qui, jusqu’alors, faisaient défaut à la plupart des analyses sociologiques de la pratique journalistique. Ainsi, Cyril Lemieux articule sa réflexion autour des notions de ‘« distanciation’ », ‘« d’élans et d’attentes’ », ‘« de réalisation’ » ou encore autour des expressions ‘« d’humeur’ », ‘« de bonne volonté’ », ‘« d’impudeur’ » et de ‘« compassion’ », autant de catégories destinées à réduire l’hétérogénéité des événements multiples liés à la pratique journalistique. Cette lecture inédite des motivations ou non des journalistes à commettre une faute professionnelle s’inscrit dans la perspective durkheimienne de l’analyse de la chose éthique : ‘« Ce qui définit l’éthique, ce n’est pas un texte ou un code, mais d’abord le fait que, lorsque certains actes sont commis, le sociologue peut observer un sentiment de réprobation qui, s’il n’empêche pas nécessairement la reproduction de l’acte, le marque comme non éthique »’ 147 . Ce travail serait aussi à rapprocher de la sociologie des conflits de responsabilité et notamment de la réflexion de Francis Chateauraynaud sur ‘« la faute professionnelle’ ». Celui-ci précise que ‘« pour établir une faute ou une défaillance professionnelle ou plus généralement pour donner des raisons d’une perturbation quelconque qui s’est révélée sur un lieu de travail et en assurer la résolution, les acteurs puisent dans les ressources à disposition, font surgir les liens, les états, les conventions ou les structures dans lesquelles ils agissent et font la part de ce qui est conforme à ce qu’ils pouvaient attendre et de ce qu’il ne l’est pas. Autrement dit, les imputations de responsabilité professionnelle sont des opérateurs de dévoilement des états et des relations dans lesquels s’accomplissent les activités quotidiennes’ » 148 . En traitant les disputes comme un moment d’explication et de transformation des règles et des conventions qui régissent les rapports entre les personnes, Francis Chateauraynaud participe, lui aussi, à mettre en exergue l’engagement simultané de procédés cognitifs et de jugements moraux. Or dans un tel modèle, la notion de faute professionnelle prend une place centrale puisqu’elle découle des contraintes pesant sur l’action des êtres moraux. Cela dit, et comme le souligne Cyril Lemieux, ce modèle implique une ‘« condition de félicité de la critique »’ : ‘« Reprocher à des journalistes de mal faire leur métier nécessite d’adopter soi-même, pour que cette critique puisse bénéficier d’une certaine efficacité, d’une définition interne du bon journaliste, seul véritable moyen de remonter à ceux à qui on a des reproches à faire qu’en telles ou telles circonstances, ils ne font pas ce qu’exige, d’un point de vue qui peut être le leur, leur éthique professionnelle »’ 149 . Or, c’est là un risque intellectuel que Cyril Lemieux n’a pas pris tant l’hétérogénéité des pratiques qu’il analyse rend inacessible cette définition, même interne.

Notes
141.

Ibid., p 62.

142.

Cyril Lemieux a emprunté les expressions de « clôture de la modernité » et de « modernité organisée » à Peter Wagner, in Liberté et Discipline. Les deux crises de la modernité, Paris, Métailié, 1996.

143.

Ibid., p 69.

144.

Ibid., p 63.

145.

Ibid, p 65.

146.

Ibid., p 111.

147.

Durkheim E., cité par Jérôme Bourdon, op.cit., 1996, p 89.

148.

Châteauraynaud F., La faute professionnelle. Une sociologie des conflits de responsabilité, Paris, Métailié, 1991, p 24.

149.

Lemieux, op.cit., 2000, p 10.