II) Histoire et socio-anthropologie du journalisme :

1) Les processus de professionnalisation et de moralisation comme articulation récurrente

L’approche historique et socio-anthropologique, du processus de professionnalisation du journalisme, est abordée dans les travaux respectifs de Christian Delporte et de Denis Ruellan, tous deux auteurs d’ouvrage de référence sur la question. L’intérêt pour nous d’y revenir réside dans la mise en exergue d’une articulation qui fait de la construction du groupe des journalistes, la conjugaison de deux processus. En effet, la prise en compte de l’historicité par les deux auteurs a permis de faire émerger une articulation récurrente qui, d’évidence, a émaillé les différentes phases de la construction de la communauté sociale des journalistes en groupe professionnel : processus de professionnalisation et processus de moralisation.

Qu’il soit appréhendé comme ‘« constructions énonciatives et organisationnelles, issues de rivalités collectives impliquant des intérêts individuels’ » 150 (Ruellan) ou comme une édification aux courbes irrégulières 151 (Delporte), le processus de professionnalisation du groupe des journalistes est consubstantiel au processus de moralisation de l’espace journalistique. Ce constat n’est certes pas original dans la mesure où l’analyse sociologique des groupes professionnels (théorie fonctionnaliste ou interactionniste des professions) et notamment celle menée par Durkheim, a mis l’accent sur l’intégration éthique qu’entraînerait (ou devrait entraîner) tel ou tel type d’institutionnalisation de la division du travail, propre à limiter ou à faire disparaître les conflits de classe. Or à cet égard, la moralisation de la vie professionnelle s’est trouvée être au cœur des préoccupations des premiers théoriciens des professions. Ainsi les travaux de Parsons et Merton, dans la tradition fonctionnaliste, ont mis en exergue les caractéristiques spécifiques des corps professionnels par l’analyse des fonctions sociales objectivement remplies par les professions. Il est intéressant de noter que les fonctionnalistes tiennent pour les causes efficientes de la professionnalisation, deux caractéristiques du type idéal des professions : d’une part, ‘« une compétence techniquement et scientifiquement fondée ’» et, d’autre part, ‘« l’acceptation et la mise en pratique d’un code éthique réglant l’exercice de l’activité professionnelle’ » 152 . Le modèle fonctionnaliste présente cela dit deux écueils majeurs que Denis Ruellan s’emploie à démontrer. Selon lui, ‘« penser les journalistes comme un « groupe professionnel » consiste préalablement à échapper à une représentation idéal typique des « professions » héritée de l’approche fonctionnaliste’ » 153 . Pour le sociologue, l’inadéquation du modèle se révèle dans l’absence de reconnaissance d’une dimension historique du processus de professionnalisation 154 . Quant à Jean-Michel Chapoulie, lui aussi sociologue, il explique que ‘« dans la mesure où la description idéale typique des professions permet de formuler des propositions susceptibles d’être soumises à des vérifications empiriques, il est facile de mettre en évidence qu’aucun métier ne s’approche de ce modèle »’ 155 . Ainsi, le caractère idéal typique des professions se révèle presque identique au modèle professionnel, similitude qui selon Chapoulie ‘« n’apparaît peut-être jamais aussi clairement que dans les analyses du savoir et de l’éthique professionnelle comme causes efficientes de la professionnalisation »’ 156 . Pour Denis Ruellan, qui trouve là l’occasion de justifier les vertus de l’imprécision, ‘« renoncer à l’idéal type conduit donc à rechercher le parti de l’imprécision, de la variation et de la fluidité des groupes’ » 157 . C’est là le parti pris des interactionnistes et notamment celui de Becker qui réfute ‘« les classifications étanches et les distinctions strictes’  » précise Denis Ruellan 158 . En effet, l’approche interactionniste, autre grand courant qui traverse l’analyse sociologique des groupes professionnels, propose de se défaire des argumentations fonctionnalistes et récuse même la possibilité d’une théorie générale des groupes professionnels. Claude Dubar explique que ‘« pour les interactionnistes, c’est la reconnaissance commune d’un diplôme contrôlant l’accès à la profession et d’une mission, légitimant sa position éminente dans la division du travail qui permet au professionnel de jouir des privilèges acceptés et de se construire une identité spécifique’  » 159 . Cela dit, ces séquences significatives communes du processus de professionnalisation constituent une dynamique qu’il s’agit non seulement de contextualiser mais aussi de confronter aux diverses catégories d’acteurs ayant des intérêts et des représentations différentes. Claude Dubar évoque la nécessité, pour les partenaires (employeurs, salariés, État, organisations syndicales), de parvenir à construire des ‘« espaces communs de rationalité à partir de logiques différentes’  » 160

Notes
150.

Ruellan D., « Groupes professionnels et marché du travail du journalisme », in Réseaux, n°81, 1997, p 136.

151.

Lire à ce propos Delporte C., Les journalistes en France. 1880-1950. Naissance et construction d’une profession, Paris, Seuil, janvier 1999, p 419.

152.

Lire à ce propos l’ouvrage de Dubar C. et Lucas Y., Genèse et dynamique des groupes professionnels, PUL, 1994, 410 p ou encore Dubar C., La socialisation. Construction des identités sociales et professionnelles, Paris, éditions Armand Colin, 1991, 256 p.

153.

Ruellan, idem.

154.

La professionnalisation désigne, selon Jean-Michel Chapoulie, «  un processus selon lequel un corps de métier tend à s’organiser sur le modèle des professions établies ». L’expression « profession établie » désignera « les métiers (médecine, barreau, etc.) qui ont développé un ensemble de caractéristiques spécifiques, monopole d’exercice de certaines fonctions, contrôle des praticiens par leurs pairs, etc. » Chapoulie J.M., « Sur l’analyse sociologique des groupes professionnels, in Revue française de sociologie, XIV, n°1, janvier-mars, 1973, p 89.

155.

Chapoulie J.M., op.cit., p 93.

156.

Ibid., p 96.

157.

Ruellan D., op.cit., p 137.

158.

Idem.

159.

Dubar C. et Lucas Y, op.cit., p 249.

160.

Dubar C., op. cit., 1991, p 172.