2) Le concept de fluidité et la dynamique des frontières par Denis Ruellan : l’exemple du SNJ

Considéré du point de vue de sa dynamique, le processus de professionnalisation des journalistes révèle, selon la thèse défendue par Denis Ruellan, ‘« qu’en deçà des discours professionnalistes tendant à représenter le journalisme comme un monde structuré et fondé sur une compétence claire et spécifique, il fallait voir un univers fluide, aux modes de gestion flous et mouvants, à la culture professionnelle métissée par nature ’» 161 . Le concept de fluidité et celui, emprunté à Luc Boltanski, d’effet dynamique de la frontière ont d’évidence rendu possible l’étude du processus de professionnalisation des journalistes. Ces concepts réunis ont permis de souligner les étapes et les enjeux de la structuration du groupe des journalistes. Cela dit, l’une des articulations essentielles du travail de Denis Ruellan consiste à faire du marché du travail le motif fondamental de la constitution des groupes professionnels, ainsi que son instrument. Évoquant le cas exemplaire du journalisme, il distingue quatre paliers pour décrire l’histoire du journalisme : avant le début de la presse industrielle (le marché du travail n’existe pas) ; la période d’expansion de la frontière qui dure jusqu’à la première Guerre mondiale (développement du marché du travail) ; la guerre de 14-18 (processus de différenciation sociale) ; la période 1935 à nos jours (achèvement de la régulation des frontières). Il concède que ‘« pour le journalisme, la période essentielle du travail de construction est sans conteste l’entre-deux-guerres’ » et ajoute qu’elle est ‘« indissociablement liée à une organisation, le Syndicat national des journalistes’ » 162 . Dans ‘« les « Pro » du journalisme’ », il explique que ‘« le SNJ fut la structure essentielle du processus de construction, il inventa, porta et enfanta le projet du groupe journalistique tel que nous le connaissons’ » 163 . Le passage obligatoire par le SNJ pour analyser le processus de professionnalisation, mais surtout celui de la fermeture du territoire aux seuls professionnels, conduit Denis Ruellan à approcher un second processus, la moralisation. Il note que ‘« se félicitant que désormais, grâce à la carte, un lien soit établi entre les « intérêts moraux » et les « intérêts matériels » de la profession, le SNJ rappelait que son objectif depuis 1918 était « la police de la profession’ » 164 . Il nous a semblé, toutefois, que l’auteur ne donnait pas à ce processus de moralisation de la profession, l’importance qu’elle revêtait notamment du point de vue du contexte, lequel apparaît essentiel dans une approche interactionniste. En effet, Denis Ruellan a largement privilégié la piste de la stratégie unitaire du syndicat et notamment celle qui a consisté à donner le privilège aux formes ‘« professionnelles’ » du journalisme comme élément distinctif du marché du travail. L’auteur remarque que ‘« le SNJ va choisir sa clientèle sur un argument simple : le journalisme aux journalistes authentiques’ » 165 . Cela dit, en observant les discours du SNJ de l’époque, il est intéressant de constater qu’à défaut de définition légale du journaliste, le SNJ va s’appuyer sur la définition d’un « journaliste digne de ce nom » comme première figure de professionnalité. Nous sommes d’accord pour dire, avec Denis Ruellan, que ‘« le SNJ a choisi délibérément de se positionner sur un créneau bien spécifique. Alors que les autres organisations étaient constituées sur des bases d’affinités politiques (…) de cohérences régionales(…) ou de spécialités (…) alors que certains admettaient en leur sein des journalistes comme des directeurs (…) le SNJ s’est présenté comme un syndicat unitaire, sans orientation politique et voué à la défense des intérêts des travailleurs ’» 166 . Pour mener à bien cette stratégie défensive à l’encontre des associations, le SNJ va s’imposer par un acte symbolique fort. Le contexte aidant, le conseil d’administration décida de déterminer ‘« un petit code des devoirs du journaliste ’», tout premier objet d’identification du journaliste professionnel. L’incrédulité que suscitaient les journalistes au sortir de la Grande Guerre, dont les dérives nombreuses contribuèrent à exhumer les sempiternels thèmes de l’amateurisme et du professionnalisme, fut portée à l’acmé. C’est donc dans ce contexte délétère que le SNJ a puisé l’impulsion de son mouvement et son inspiration éthicienne. Le premier code des devoirs des journalistes est apparu d’emblée comme une action qui visait à séparer le bon grain de l’ivraie, à baliser l’identité journalistique à l’aune du professionnalisme. Deux exemples empruntés au BSJ, étayent cette hypothèse. Le premier bulletin du syndicat des journalistes (BSJ) annonce, dans son sommaire, un article intitulé ‘« les journalistes professionnels et la concurrence des non-professionnels’ ». Sa lecture est éclairante puisque l’on y relève que ‘« le SJ n’obéit nullement à des préoccupations de « professionnalisme » étroit et tyrannique. Nous savons que la profession de journaliste est une profession constamment ouverte à tous, et qu’il ne peut en être autrement » et d’expliquer « notre protestation vise simplement et catégoriquement le cas où le métier de reporter est exercé par des membres du parlement »’ 167 . Nous sommes en décembre 1918. En 1922, la protestation du SNJ s’élargissait cette fois-ci contre les ‘«procédés dont sont capables d’user d’âpres concurrents appuyés par la force financière’ » et faisait appel, à nouveau, à l’argumentaire du professionnalisme à l’appui du ‘« code des devoirs du journaliste’ » 168 . Ces concurrents n’étaient autres que les deux directeurs de Flammarion, Max et Alex Fischer, des ‘« personnages qui font acte de distributeurs de publicité bien plus que d’écrivains ’» 169 . Ces derniers, par ailleurs qualifiés de ‘« voleurs de rubriques’ » ont remplacé, au journal ‘« La Liberté’ », Robert Beauplan, désigné par le SNJ ‘« d’écrivain et de journaliste professionnel’ ». Sur ce ‘« scandaleux renvoi’ » le SNJ concluait : ‘« Si ces personnages (Alex et Max Fischer) avaient fait partie du syndicat nous les aurions immédiatement traduits devant la commission de discipline »’ 170 . Or, cette commission de discipline évoquée par Georges Bourdon était prévue dans le cadre du code des devoirs du journaliste qui stipulait : ‘« Pour les délits de presse entachant l’honneur, il peut, même après avoir été condamné par la juridiction légale, faire appel devant le conseil de discipline du Syndicat des journalistes qui sera qualifié pour lui rendre, devant ses confrères son honorabilité de journaliste. De même un journaliste absout avec des considérants comportant un blâme, pourra être cité devant ce tribunal professionnel et frappé de disqualification »’ 171 . Si le SNJ, par la voix de Georges Bourdon, invoque dans le cadre de ce renvoi scandaleux, la commission de discipline, c’est en référence à l’un des articles du code des devoirs du journaliste qui mentionne qu’un journaliste digne de ce nom ‘« ne sollicite jamais la place d’un confrère, ne provoque jamais son renvoi en offrant de tenir sa rubrique pour une rémunération moins élevée »’ 172 . En l’absence d’une reconnaissance d’un statut pour le journaliste, l’intervention du SNJ apparaît ici arbitraire car rien ne définissait à l’époque ce qu’est un journaliste professionnel. Ce qui a légitimé l’intervention du SNJ sur le marché du travail des journalistes, c’est la référence systématique au code des devoirs du journaliste et la commission de discipline qu’elle abrite. Cette hypothèse nous paraît être renforcée à la lecture de la conclusion qu’émet le SNJ sur l’affaire Fischer. En effet, aucun pourvoi devant la justice n’étant rendu possible, l’issue envisagée par le SNJ fut celle de traduire les frères Fischer devant le conseil de discipline, instance légitimée par le code de l’honneur professionnel. Malgré son impuissance à gérer ce conflit, le SNJ ne manquera pas, à l’égard des journalistes indécis, de réaffirmer ce qu’il incarne, en rappelant que ‘« dans tout différend, nos camarades ont intérêt à ne prendre aucune décision avant d’en avoir référé au Syndicat’ » 173 . Ce racolage fait partie de la propagande syndicale, mais pour le journaliste de l’époque, l’alternative est réduite à peau de chagrin, car nulle autre association n’a explicitement revendiqué la défense d’un journaliste ‘« digne de ce nom’ » pour attirer des adhérents. Robert de Beauplan, journaliste d’autant plus subtil dans sa démarche qu’il n’est pas syndiqué, relève le rôle et la compétence que s’est assignée le SNJ en lui écrivant : ‘« Est-il admissible que des non-professionnels du journalisme puissent usurper la place d’un journaliste professionnel (…) N’est-ce pas précisément pour combattre cet abus que le SNJ s’est constitué ?’ » 174 . Les exemples d’instrumentalisation du code des devoirs des journalistes par le SNJ, pour délimiter l’espace professionnel du journaliste et, in fine, légitimer son action, pourraient se multiplier. Notre objectif, à l’issue de cet exemple, est de montrer que les processus conjugués de professionnalisation et de moralisation ont émaillé la construction du groupe professionnel des journalistes. La dynamique des processus a d’ailleurs sans cesse conduit le SNJ à interpréter la création du statut du journaliste ou la délivrance de la carte de presse en étroite relation avec l’objet premier du syndicat : ‘« de donner aux professionnels, sans distinction de lieu, ni d’opinion, ni de rang, le sentiment aigu de leur solidarité, de leur assurer des garanties élémentaires sans lesquelles tous les mauvais hasards et tous les risques de l’arbitraire et de l’instabilité feraient peser sur leur existence une menace perpétuelle, d’unir si étroitement, dans leur préoccupation, les intérêts moraux et les intérêts matériels, qu’ils se sentent comme grandis dans leur dignité, constamment arbitrés sous la sauvegarde d’une discipline morale formée d’une commune conscience »’ 175 .

Notes
161.

Idem.

162.

Ibid., p 140.

163.

Ruellan D., Les «  Pro » du journalisme. De l’état au statut, la construction d’un espace professionnel, Rennes, PUR,1997, p 23.

164.

Ibid., p 80.

165.

Ruellan, op. cit., in Réseaux, 1997, p 142.

166.

Ibid., pp. 142-143.

167.

J. Ernest Charles, « Les journalistes professionnels et la concurrence des non-professionnels », in Le Syndicat des journalistes, n°1, décembre 1918, pp. 3-4.

168.

Bourdon G., « un renvoi scandaleux », in BSJ, n°11,octobre 1922, p 1-2-3.

169.

Idem.

170.

Idem.

171.

Le comité fondateur, « A nos camarades », in Le syndicat des journalistes, bulletin n°1, décembre 1918.

172.

Extrait des « devoirs professionnels du journaliste », in Le syndicat des journalistes, bulletin n°1, décembre 1918.

173.

Bourdon G., « un renvoi scandaleux », in BSJ, n°11,octobre 1922, pp. 1, 2, 3.

174.

Idem.

175.

Bourdon G., « La montée du SNJ, 1935, année cardinale : construire », in Le journaliste, n°108, octobre-novembre 1935.