3) Le thème de la moralisation des journalistes par Christian Delporte

Christian Delporte a pris la mesure du phénomène de moralisation de la profession puisqu’il y a consacré de nombreux chapitres : ‘« Responsabilité morale et légitimité : un Ordre des journalistes ? »’ ; ‘« Frontière morale et formation’ » ; ‘« la crise morale : le souffle des scandales’ » ; ‘« la dignité morale’ » ; ‘« la moralisation contrainte : un retour à l’ » Ordre » ?’ » 176 . L’historien pose dès l’introduction l’enjeu du débat : ‘« le journalisme n’est pas une profession comme les autres, en raison du caractère universel de son objet et des implications morales de son exercice’  ». Il rappelle que, dans le journalisme, ‘« règne traditionnellement un individualisme, renforcé par la référence mythique à la profession libérale, qui, par exemple, pousse le journaliste à refuser les contraintes morales au nom de la liberté d’expression’ » et de souligner ‘« les racines mêmes de cette attitude contradictoire, qui domine le monde des journalistes aujourd’hui, sont à chercher dans la période que nous nous proposons de considérer »’ 177 .

Son travail s’est donc articulé autour de quatre lignes de réflexion et enrichi des résultats de recherches antérieures telles celles de Marc Martin et de Michaël Palmer. Le premier axe de réflexion a consisté en ‘« l’étude des pratiques professionnelles »’ de l’époque. La seconde réflexion tente de comprendre ‘« comment se dessine un milieu social original, comment se définissent des comportements communs, des formes de solidarités et de sociabilités particulières et mouvantes ? ’». La troisième préoccupation majeure interroge ‘« la place du journaliste dans la société »’. Enfin, la quatrième ligne de réflexion, a consisté à s’interroger sur ‘« la conscience de soi, du legs communautaire et des modalités de sa prise en charge, des modèles et des contre modèles qui en découlent, des efforts collectifs pour se distinguer des autres’ ». Christian Delporte ajoute à tout cela que ‘« classiquement confondue avec une mission, la pratique journalistique suscite un profond débat éthique dont il conviendra d’exposer les causes, de comprendre les mécanismes, d’évaluer les effets’ » 178 . Avant d’en présenter l’essentiel, il convient de revenir sur l’analyse historique du processus de professionnalisation du groupe des journalistes.

L’observation historique a conduit Christian Delporte à situer la période d’émergence, d’édification et de légitimation de la profession de journaliste entre 1880 et le seuil des années cinquante. Il commence son étude par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse la qualifiant de ‘« consubstantielle à la République’ ». Il écrit qu’elle fut ‘« considérée par les journalistes comme la première charte professionnelle ’» et de préciser ‘« son contenu contribue à définir une partie essentielle des référents culturels et identitaires de la profession’  » 179 . C’est donc pour l’auteur une première étape vers la construction de la profession. A cette même période, il relève le rôle primordial du comité général des Associations de la presse française, créé en 1887 et regroupant les six principales associations de patrons de journaux et de rédacteurs. Leur but est clair, rappelle-t-il, ‘« parler et agir au nom de l’ensemble de la presse française’ ». ‘« Elles en arrivent implicitement à concevoir l’origine des revenus comme l’élément discriminant, la frontière qui sépare le monde des journalistes du monde des non-journalistes’  » 180 souligne-t-il plus loin. L’historien consacre aux Associations de journalistes une analyse très fouillée, persuadé qu’elles sont une des sources incontournables de l’histoire du journalisme. Sa démonstration est convaincante et traduit l’intérêt de faire remonter le processus d’émergence de la profession à partir du second empire. En effet, lorsqu’il étudie l’évolution de la figure professionnelle du journaliste, il note l’amalgame entretenu à l’époque entre l’écrivain et le journaliste et précise, avec raison, que ‘« peut-être convient-il de chercher ici, l’un des facteurs du retard avec lequel se construit la profession’ » 181 . Pour l’auteur, le journalisme est trop longtemps resté attaché à la figure professionnelle de l’écrivain libre considéré comme modèle social et moral. C’est sans doute le développement du capitalisme de presse qui vient briser cet attachement et réduire son indépendance intellectuelle dès lors soumise aux contraintes hiérarchiques. Le journalisme devient alors progressivement une activité salariée. La deuxième période est celle de l’entre-deux guerres, laquelle est qualifiée par Christian Delporte de ‘« phase active de la construction professionnelle et, à ce titre, sans doute, l’époque la plus importante de l’histoire du journalisme contemporain’ » 182 . L’auteur, après avoir longuement souligné l’importance du rôle joué à l’époque par le SNJ, pose l’hypothèse que ‘« La Charte du SNJ, si elle clarifie le sens à donner aux mots « vérité », « responsabilité », « devoir », reste un code à usage personnel. L’argument de l’Ordre, chaque fois avancé sous la pression du discrédit des moyens d’information dans l’opinion, est surtout brandi pour exiger une moralisation de la presse que les journalistes guideraient et où ils prendraient leur part, mais seulement leur part’ » 183 .

Cette hypothèse conclusive de la deuxième période du processus de professionnalisation des journalistes vient amorcer ce qui, selon l’auteur, domine l’ultime période : le thème de la moralisation. La Libération est présentée comme une rupture et qualifiée de période de grands enjeux et de grandes utopies, lesquels aboutiront à un échec. Elle cède la place à une nouvelle ère qui, aujourd’hui encore, interroge la validité des modèles identitaires du journalisme français. Ces trois phases historiques du processus de professionnalisation du journalisme correspondent aussi à l’évolution du processus de moralisation de la profession sans cesse convoquée. Cela dit, Christian Delporte démontre que ce processus, s’il s’est d’abord appliquée à la profession naissante, à la fin des années 1880, il s’est plus tard déplacé non plus sur la profession mais, selon lui, sur la presse dont on souligne, à l’issue de la seconde guerre mondiale, la faillite de sa mission morale. Si nous sommes en partie d’accord avec ce point de vue, nous viendrons plus loin le pondérer s’agissant de la période 1918-1935 durant laquelle le SNJ a triomphé.

Dans les deux travaux dont nous venons de rendre compte, les thèmes de la professionnalisation et de la moralisation du journalisme apparaissent rarement éloignés. Le processus de moralisation constitue, semble-t-il, un des éléments qui cimentent la profession et façonnent la construction d’une culture et d’une identité collective. Il révèle par ailleurs les logiques d’argumentation et de représentation émanant des acteurs de l’époque. Si Denis Ruellan s’en est tenu aux discours du SNJ, Christian Delporte a quant à lui poussé l’investigation jusqu’aux Associations de journalistes de la fin du XIXème siècle. L’émergence de comportements collectifs dès la fin des années 1880 permet d’esquisser un portrait du journaliste respectable : ‘« il n’est plus celui qui s’engage par amour des lettres mais celui qui a conscience de ses responsabilités vis-à-vis de l’opinion’  » 184 . Selon l’historien, ‘« le discours sur les fondements moraux du journalisme est largement développé par les auteurs catholiques, parfois même hommes d’église, effrayés par l’influence nouvelle et le pouvoir funeste de la presse’  » 185 . Cela dit, les républicains manifestaient aussi une volonté de voir la profession se responsabiliser. Pour les premiers ‘« la moralisation de la profession passe essentiellement par la conquête de l’opinion, grâce à la diffusion de la bonne presse, animée par des journalistes « instruits, religieux et honnêtes » »’ 186 souligne Christian Delporte. Pour les seconds, il faut imposer des conditions d’honorabilité via la création d’un Ordre des journalistes, inscrit dans la loi. ‘» Les journalistes républicains (…) ne conçoivent la question morale qu’au travers des conflits de personnes à l’intérieur de l’organisation. Le débat éthique est exclusivement perçu par le prisme de l’honneur’ » 187 constate plus loin l’historien. Or en dépit d’un débat clairement repéré sur les questions de moralisation de la profession, Christian Delporte concède que ‘« si l’association des journalistes républicains regroupe des hommes qui partagent les mêmes principes éthiques, il est bien entendu que la morale professionnelle reste une affaire individuelle’ » 188 . Ce n’est qu’à l’issue de la grande Guerre, la crise des Associations aidant, que le SNJ pose la première pierre de la réalisation morale de la profession. Or à cet égard, notre lecture des faits diffère quelque peu de celle de Christian Delporte, comme nous le mentionnions plus haut.

En effet, l’observation des discours du SNJ, produits sur la période 1918-1935, nous a permis de comprendre comment une logique syndicale a contribué à faire de la dimension morale l’un des socles originels de l’identité professionnelle des journalistes. L’analyse sémio-pragmatique, inspirée par les travaux de Greimas et Courtès, a permis d’exhumer du discours syndical un dispositif stratégique basé sur la réalisation morale et professionnelle du journaliste par identification aux objets ‘« syndicat’ », ‘« charte’ » et ‘« carte de presse’ » construits comme des lieux d’investissements de valeurs différentielles. Le journaliste se trouvait donc déterminé, dans son existence sémantique, par sa relation aux valeurs investies dans les trois objets d’identification qui constituaient les frontières de l’argumentaire éthique du SNJ.Cet argumentaire est implicite en ce sens que ‘« l’unité professionnelle »’, comme programme narratif de base, est un prétexte pour légitimer les réquisitoires du SNJ en matière d’éthique et imposer la charte des devoirs professionnels en tant que première figure de professionnalité. La dignité, en tant que valeur morale, précède donc la compétence en tant que valeur professionnelle dans la définition du journaliste. Certes, le syndicat des journalistes ne disposait d’aucun moyen de coercition auprès des journalistes pour faire respecter l’application de la charte. Ce qui amène Christian Delporte à écrire que ‘« La Charte du SNJ reste un code à usage personnel »’. Cela dit, et les travaux de Christine Leteinturier en témoignent 189 , le lien qui est opéré par les journalistes après la seconde guerre mondiale, comme ceux d’aujourd’hui, entre l’attribution de la carte par la commission et le SNJ, est tenace. Il y a là une identification qui opère parfaitement et qui corrobore notre analyse discursive. ‘« L’argument de l’Ordre »’, comme le désigne Christian Delporte, a servi la cause du SNJ qui le convoque pour faire valoir son succès. Ainsi, Georges Bourdon écrivait à l’occasion de la délivrance de la carte, en juin 1936 : ‘« Ce n’est pas d’hier que beaucoup d’entre eux, évoquant la discipline que se sont imposés les avocats, ont appelé la création d’un Ordre des journalistes. Je crois même, que le mot est parti, pour la première fois en 1918, du Syndicat des journalistes. Mais ce n’était qu’un mot – ou plutôt une aspiration. Voici une réalité : la carte professionnelle’ » 190 . La figure de proue du Syndicat national des journalistes tient à préciser plus loin que ‘« Tous, ici, nous savons qu’il n’est pas question de choisir entre les professionnels. Non, non nulle acceptation de doctrine, de philosophie, de politique. Nous ne connaissons que deux frontières : celle de la profession, celle de la moralité »’ 191 . Or à ces deux frontières, il faudrait en ajouter une qui manifestement apparaît implicite : celle du SNJ. Cela dit, au détour d’un article publié dans Le journaliste, en octobre-novembre 1937, et titré ‘« Lettre à un impertinent’ », cette troisième frontière se révèle pour le moins explicite. L’amorce de l’article campe le contexte : ‘« nous étant aperçu que la commission de la carte d’identité avait attribué la carte à un certain nombre de journalistes qui n’étaient pas membres du SNJ, nous avons jugé bon de leur adresser un appel, et, leur rappelant tout ce que le Syndicat a fait pour notre profession, de leur montrer l’opportunité qu’il y aurait à ce que tous les journalistes réellement professionnels y fussent inscrits ’» 192 . Si cet appel a été entendu, un rédacteur attaché à un journal parisien s’en est offusqué et ‘« peu soucieux de ridicule, ne craignait pas de voir, dans la circulaire qu’il avait reçue, ce qu’il appelait « une manœuvre intolérable’  » 193 . Le SNJ, par la voie de Georges Bourdon, n’a pas hésité à répondre à ‘« l’impertinent’ » : ‘« Libre à vous de dénoncer comme « une manœuvre intolérable » l’exercice d’un droit strict qui n’est qu’un effort nouveau d’organisation professionnelle et, en vous essayant à un mépris qui ne va pas à tout le monde, de désigner comme le « syndicat de M. Bourdon » la grande organisation professionnelle du journalisme français »’ 194 . La sentence syndicale tombe plus loin : ‘« vous êtes un parasite de notre profession. Vous avez bien raison de vous défier de l’organisation syndicale. Elle est faite pour les journalistes, non pour les profiteurs du journalisme »’ 195 . Ce constat est aussi dressé par Denis Ruellan. Il explique en citant la fameuse insertion du SNJ ‘« » Eh ! Bien, vous avez la carte : l’ORDRE DES JOURNALISTES EST CREE »’, que ‘« le transfert sémantique de l’Ordre à la carte implique, nous le soulignons, une assertion totalement infondée : La carte d’identité n’est en rien, dans les textes, un instrument de police morale ; Elle ne fait que conférer légalement un statut social à une catégorie de travailleurs »’ 196 . L’argument de l’Ordre est donc bien une rhétorique qui vise, dans la stratégie syndicale, à identifier la création et l’attribution de la carte de presse avec le rôle du SNJ dont le travail de liminologue (séparer les amateurs des professionnels) a largement participé à induire, dans l’esprit des journalistes, une représentation du journaliste ‘« digne de ce nom »’. Or, si en effet le processus de professionnalisation est validé par le statut légal et l’attribution de la carte, celui de la moralisation n’a jamais été clôt, et ce, en dépit des propos grandiloquents du SNJ sur la question. La frontière de la moralité, pour reprendre l’expression de Georges Bourdon, devient une dimension marginale et ambiguë, comme en témoigne la fréquence du débat au sein de la commission, entre 1936 et 1940. Selon Denis Ruellan ‘« en quatre années d’activité, la dimension morale sera abordée quatre fois ou plutôt exprimée »’. L’auteur cite plus loin H. Simond (patron) et G. Bourdon (journaliste), à l’occasion de l’installation officielle de la commission, le 22 mai 1936, qui : ‘«célèbrent à leur tour l’institution de la carte d’identité professionnelle, qui leur apparaît comme un instrument indispensable de la moralité et qui, attribuée à tous les journalistes réellement professionnels, hors de toute préoccupation politique, interdira désormais aux indésirables, et à tous les autres, de se donner comme professionnels’ ». Denis Ruellan commente : ‘« on notera, dans cette phrase, certes le lien fait entre morale et professionnalisme, mais surtout l’ordre d’argumentation (l’instrument moral va permettre d’exclure et de reconnaître les seuls professionnels) et l’insistance à justifier la fermeture du territoire »’ 197

Notes
176.

Voir la table des matières de l’ouvrage de Christian Delporte, La construction de la profession de journaliste, cité plus haut.

177.

Delporte C., op. cit., 1999, p 10.

178.

Delporte C., op. cit., p 14.

179.

Ibid., p 19.

180.

Ibid., p 85.

181.

Ibid., p 42.

182.

Ibid., p 421.

183.

Ibid., p 423.

184.

Delporte C., op.cit., p 158.

185.

Idem.

186.

Ibid., p 173.

187.

Idem.

188.

Delporte C., op.cit., p 175.

189.

Lire à ce propos l’article de Christine Leteinturier, « Les demandes de carte professionnelle en 1945 », in Journalisme. Études et documents, Actes du colloque de Strasbourg, sous la direction de Michel Mathien et Rémy Rieffel, Aphacom, CUEJ, 1995, pp. 39-59. Nous tenons à préciser qu’en 1995, Christine Leteinturier n’avait pas encore achevé le traitement de l’ensemble des informations notamment celles concernant l’activité mensuelle de la commission, les spécialités journalistiques, les salaires, la répartition par type d’entreprises aux différentes périodes, la participation à des associations professionnelles, les cotisations à des caisses de retraite et les domiciliations à la date de la dernière carte.

190.

Bourdon G., « La délivrance de la carte professionnelle va commencer », in Le journaliste, n°114, juin 1936.

191.

Idem.

192.

Bourdon G., « Lettre à un impertinent », in Le journaliste, n°121, octobre, novembre 1937.

193.

Idem.

194.

Idem.

195.

Idem.

196.

Ruellan D., « L’invention de la carte de presse ou la fermeture de la frontière journalistique (1936-1940) ». L’identité professionnelle des journalistes, in Actes du colloque de Strasbourg, (sous la dir. de Michel Mathien et Rémy Rieffel), le 25 et 26 novembre 1994, Aphacom, CUEJ 1995, p 21.

197.

Ruellan D., op. cit., 1995, p 25.