Conclusion : la pensée éliasienne autour des processus évolutifs

La conjugaison des processus de professionnalisation et de moralisation a donc été portée à l’acmé sur la période 1918-1950 et a très largement servi la stratégie syndicale de l’unité professionnelle du SNJ. Les travaux respectifs de Denis Ruellan et de Christian Delporte en font d’ailleurs état, sans pour autant en faire l’articulation principale de leur analyse de la construction du groupe professionnel des journalistes. Pour le premier, c’est le marché du travail qui devient un point de vue par lequel il est possible d’objectiver le processus de professionnalisation, pour le second, ce sont les pratiques professionnelles et les formes de sociabilité et de solidarité en jeu qui guident la démarche scientifique. Notre ambition est de conjuguer ces recherches sous l’angle exclusif du processus de moralisation de la profession, processus que nous ferons remonter au XVIIIème siècle.

Nous prenons ici le risque de l’anachronisme avec l’économie générale de notre réflexion. Cela dit, notre objectif, dans cette première partie est de procéder à une génèse de l’appel à l’éthique ‘« professionnelle’ » des journalistes et ce, dès ses premières figures. Nous avons été surpris de constater, à travers différentes lectures, que la profession à peine naissante, a toujours été confrontée à des catégories du bien faire et du mal faire. Nous pensons, par ailleurs, à l’instar de Denis Ruellan et de Christian Delporte, que les racines des composantes de l’identité journalistique, sont à chercher dans l’histoire du journalisme. Pour Christian Delporte ‘« les questions sur la crise identitaire des journalistes des années 1990 trouvent leurs origines, et peut-être quelques-unes de leurs réponses, dans les temps, désormais lointains, où la profession se construisait’ » 198 . Quant à Denis Ruellan, convaincu que les groupes professionnels sont à étudier comme des ‘« construits historiques »’, il souligne que ‘« la prise en compte de l’historicité doit permettre de faire émerger le caractère séquentiel de la construction des groupes ’» 199 . S’il est vrai que le processus de professionnalisation s’est amorcé à la fin du XIXème siècle, celui de la moralisation, quoique éparpillé, a précédé cette période. Parler de ‘« construits historiques’ », c’est d’emblée réfuter l’anachronisme et confier notre recherche à l’Histoire. C’est aussi prendre le parti de dénoncer, avec Norbert Elias, le ‘« repli sur le présent’ » et d’adopter une orientation systématiquement processuelle, pour reprendre sa terminologie 200 . Nathalie Heinich, dans un ouvrage consacré à la sociologie de Norbert Elias, explique que ‘« dans une étude sur l’histoire de la profession navale (…) Elias montrait comment le statut de marin s’est professionnalisé à partir de la Renaissance, en rassemblant les qualités artisanales du navigateur expérimenté et les qualités militaires du gentilhomme portant les armes »’. L’auteure précise plus loin que ‘« ce travail empirique est un autre exemple de la méthode éliasienne qui replace toujours la réflexion sociologique dans une perspective historique envisagée dans le long terme ’» 201 . Nous pensons que la dimension éthique de l’identité et de la pratique journalistiques relève d’un processus d’intériorisation des normes qui a débuté dès l’Ancien régime. Ce processus, entendu dans une acception éliasienne, a largement façonné la manière d’être et celle de faire du journalisme d’hier et d’aujourd’hui. Guidé par la sociologie configurationnelle de Norbert Elias et l’étude des processus d’intériorisation, de moralisation et professionnalisation, autrement dit de la dynamique des positions, notre réflexion vise à comprendre comment s’est progressivement installé le désir de reconnaissance de ceux qui faisaient de la rédaction de feuilles d’information, leur métier. ‘« Apprendre à penser les configurations »’, souligne Nathalie Heinich ‘« c’est raisonner non plus en termes d’individualités reliées les unes aux autres mais en termes de relations, forcément variables entre des positions définies par le système de ces relations »’ 202 . L’originalité de la pensée éliasienne réside d’une part dans l’usage du concept d’habitus et, d’autre part, dans celui de ‘« configuration’ ». En effet pour le sociologue, qui fait apparaître le terme d’habitus dès 1939, dans son ouvrage ‘«Uber den Prozess der Zivilisation »’ 203 , il s’agit, grâce à ce concept, de fournir un moyen concret de contourner l’habituelle dichotomisation entre individu et société en montrant que l’habitus va des comportements les plus apparemment individualisés aux plus partagés par les autres membres d’un même groupe, dépositaires et acteurs d’une identité collective. L’intérêt ici, comme chez Bourdieu, est de mettre en évidence la dépendance de l’individu envers des comportements, à la fois, appris et propres au groupe d’appartenance.

Quant au concept de configuration, Norbert Elias explique, dans son ouvrage ‘« Sport et civilisation : la violence maîtrisée ’», que ‘« ce que nous désignons par « structures » lorsque nous considérons les gens en tant que sociétés sont des « configurations » lorsque nous les considérons en tant qu’individus »’ 204 . La notion désigne donc toute situation concrète d’interdépendance et s’applique aussi bien aux groupes relativement restreints qu’aux sociétés. Nathalie Heinich précise d’ailleurs que ‘« le concept a été popularisé par Pierre Bourdieu, sous le terme de champ’  » 205 . Enfin notre référence à la pensée éliasienne et à ses concepts procède aussi d’un choix épistémologique. Résolument constructiviste et même nominaliste, Norbert Elias a toujours témoigné son attachement à la vérification empirique en adoptant, selon sa propre expression, la posture du ‘« chasseur de mythes’ ». ‘« Dans cette primauté accordée à l’observation du réel au détriment des idées générales et des opinions, il y a un véritable défi à la sociologie’ » conclut Nathalie Heinich 206 . Foin les spéculations théoriques et épistémologiques, selon Norbert Elias, seul le travail empirique permet la vérification des hypothèses. Indifférent aux frontières disciplinaires, le sociologue allemand a mis à disposition du chercheur des outils tout à fait originaux pour analyser toute dynamique de groupe présenté comme configurations et appréhendé dans le cadre d’un processus évolutif lequel est empirique et non pas théorique, réfutable et non pas axiomatique et surtout non assignable à une finalité.

Notes
198.

Delporte C., op. cit., 1999, p 11.

199.

Ruellan D., op. cit., 1997, p 138.

200.

La pensée éliasienne procède d’un raisonnement en termes de processus évolutifs, admettant des moments d’accélération et de régression, des avancées et des reculs, voire des superpositions d’états différents.

201.

Heinich N., La sociologie de Norbert Elias, Paris, La Découverte, coll. Repères, 2002, p 70.

202.

Heinich N., op. cit., p 92.

203.

Traduit en français par La civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1991, 342 p.

204.

Elias N., Sport et civilisation. La violence maîtrisée, Paris, Fayard, 1994, p 212.

205.

Heinich N., op. cit., p 91.

206.

Ibid., p 117.