I) La figure du journalisme pré-révolutionnaire : entre honnête homme et homme de vérité

1) Une éthique de la vérité par Théophraste Renaudot

Émile Gabel, éditeur du Courrier véritable des Pays-Bas donnait dans son premier numéro, paru le 28 août 1649, les éléments d’une morale professionnelle : ‘« les choses y seront récitées brièvement et naïvement, sans affectation ni déguisement : vous n’y rencontrerez point des descriptions inutiles, ni des dénombrements superflus, qui ne servent qu’à multiplier les feuillets, moins encore ces exagérations de petites choses, ni ce rabaissement des plus grandes dont on abuse les peuples par une comparaison servile et une envieuse malignité. En un mot ce ne seront point des gazettes dont le nom et le procédé seront décriés. Voyez donc ces premiers discours de nostre courrier cependant qu’il vous en prépare de plus amples, plus exacts et plus ponctuels pour les semaines suivantes. Que si les bonnes intentions sont fécondées et son travail favorisé, les honnestes gens en auront la satisfaction et les ennemis du repos public de la honte de la confusion’  » 211 . Selon Émile Gabel, ‘« ce n’est pas d’aujourd’hui que l’on essaie de « moraliser » la profession’ » 212 . L’éditeur hollandais prend pour exemple la bulle lancée contre les gazetiers par Grégoire XIII, pape de 1572 à 1585, pour les rappeler au respect de la religion et de l’ordre établi. En effet, l’autorité ecclésiastique de l’époque s’était émue de certains abus. Son prédécesseur, le Pape Sixte Quint, ‘« appelait les nouvellistes – ces ancêtres des journalistes – des pestiferi uomini’ » 213 . Le clergé redoutait la capacité de nuisance de ceux qui écrivaient des feuillets. Un demi-siècle plus tard, le cardinal Richelieu et le roi Louis XIII avaient eux aussi pressenti l’immense pouvoir de la presse naissante et, sans doute, compris toute l’importance de disposer d’un organe de publicité. En 1631, inspiré par les gazettes vénitiennes et hollandaises, un ingénieux médecin met au service de la propagande du cardinal et du roi une publication, La Gazette, qu’il qualifiait déjà de ‘« plus ordonnée et plus méthodique, plus véridique aussi »’ 214 . Paul Ginisty remarque que ‘« ce souci de la vérité, fort altéré par les colporteurs de nouvelles, quand elle n’était pas travestie par les auteurs de pamphlets clandestins, le préoccupait fort »’ 215 . En effet, Théophraste Renaudot, que l’on a coutume de présenter comme le père du journalisme, a su parfaitement énoncer une véritable éthique du métier de gazetier. Cette éthique légitimait sa fonction d’information auprès du roi et de Richelieu, auprès de son public nobiliaire mais probablement aussi auprès de lui-même, soucieux qu’il était de conserver un moyen d’indépendance. Il précisa, à l’occasion d’un exposé à l’adresse du public, que ‘« mes gazettes seront maintenues pour l’utilité qu’en reçoivent le public et les particuliers : le public, pour ce qu’elles empeschent plusieurs faux bruits qui servent souvent d’allumettes aux mouvements et séditions intestines ; les particuliers, chacuns d’eux ajustant volontiers ses affaires au modèle du temps’ » 216 . Déjà esquissa-t-il une fonction sociale de propagande et d’information des gazettes avec la volonté de distinguer ce qui relie et ce qui sépare l’histoire (fonction d’historien) et la gazette (fonction de gazetier). Selon Renaudot, nommé plus tard historiographe de France, ‘« l’histoire est le récit des choses advenues ; la gazette, seulement le bruit qui en court. La première est tenue de dire toujours la vérité. La seconde fait assez si elle empesche de mentir. Et elle ne ment pas, mesme quand elle rapporte quelque nouvelle fauce qui luy a esté donnée pour véritable. Il n’y a donc que le seul mensonge qu’elle controuveroit à dessein qui la puisse rendre digne de blâme »’ 217 . C’est donc l’édification de toute une éthique de la vérité que mettait progressivement en place Théophraste Renaudot, vérité pas facile à atteindre au milieu de tant de nouvelles ‘« escrites à la hâte’ ». Ce sont des nouvelles qu’il faut d’ailleurs contrôler : ‘« En une seule chose ne céderai-je à personne, en la recherche de la vérité, de laquelle néantmoins je ne me feray pas garand. Estant malaisé qu’entre cinq cens nouvelles escrites à la haste d’un climat à l’autre, il n’en eschappe quelqu’une à nos correspondans qui merite d’estre corrigée par son père le temps »’ 218 . Théophraste Renaudot ne pratiquait pas l’argument commercial puisque le privilège de la Gazette était exclusif. Dès le mois de novembre de l’année 1631, un arrêt du Conseil du Roi spécifiait à cet égard que ‘« quiconque porterait préjudice à Renaudot seroit puni de six mille livres d’amendes »’ 219 . Il lui arrivait même, selon Paul Ginisty, de ‘« s’excuser de quelque erreur malgré sa bonne foi »’ 220 . Cette ligne de conduite corrobore une estampe contemporaine représentant ‘« La Gazette sous la figure d’une femme, assise sur un trône –le futur quatrième pouvoir -. Ce trône a pour marches quantité de feuillets d’imprimerie. La Gazette fait tomber le masque du Mensonge. Elle est vêtue d’une robe toute parsemée d’oreilles ’» 221 souligne Paul Ginisty. C’est le triomphe de la vérité sinon son avènement qui est représenté. Cela dit, comme l’explique Gilles Feyel ‘« pour ce qui regarde le monde des « journalistes » au sens premier du terme, il est évident qu’il y a concurrence sur le même marché entre l’écrivain ou l’homme de sciences et le journaliste, comme il pouvait y avoir concurrence dans le dévoilement de la vérité entre le pouvoir d’État et le gazetier »’ 222

Si La Gazette fut le premier journal français, Le Journal des Savants, fondé en 1665, fut la première revue française. Il était consacré à des dissertations de littérature et de science. La profession de foi de son fondateur, Denis de Sallo, juriste de formation et janséniste convaincu, augurait, elle aussi, une certaine manière sinon d’être du moins de faire : ‘« donner des extraits des livres, faire connaître le mérite des livres sans pourtant mêler une critique directe ’» 223 . Ici, l’éthique rejoint la prudence : être le plus près du texte proposé. C’est donc là aussi la recherche de vérité qui prime. Quelques sept années plus tard, ce fut la création du Mercure Galant, volume de petit format, comprenant trois cents pages, édité tous les trois mois d’abord, puis tous les mois. Mêlant faits-divers, articles littéraires et mondains, Le Mercure Galant devint plus tard Le Mercure de France et accrut son succès grâce aux ‘« contes moraux’ » de Marmontel. Ce dernier, par la protection de Mme de Pompadour, en obtint le brevet en avril 1758 et rédigea lui aussi une profession de foi du journaliste : ‘« (…) Dans la partie critique, l’homme estimable à qui je succède, sans oser prétendre à le remplacer, me laisse un exemple d’exactitude et de sagesse, de candeur et d’honnêteté, que je me fais une loi de suivre. Je me propose de parler aux gens de lettres le langage de la vérité, de la décence et de l’estime, et mon attention à relever les beautés de leurs ouvrages justifiera la liberté avec laquelle j’en observerai les défauts ’» 224 . L’ancêtre de la fameuse maxime de Beaumarchais ‘« Sans la liberté de blâmer, il n’est pas d’éloge flatteur’», s’explique par le passage de la présentation des extraits supposés représenter véritablement le contenu total du livre, à la critique de moins en moins implicite de ce qu’il faut penser vraiment de tel ou tel contenu. En effet, ‘« Le gazetier n’a plus la même fonction. Il n’est plus seulement l’homme de vérité, celui qui informe en célébrant les hauts faits guerriers de la noblesse, il peut désormais juger explicitement, distribuer des éloges et des blâmes. Contribuer explicitement à la formation de l’opinion. C’est déjà un journaliste pré-révolutionnaire ’» souligne Gilles Feyel 225 . Avec la multiplication des feuilles littéraires autour des années 1750, la critique est de plus en plus présente. ‘« Assurément’ » note Daniel Mornet, ‘« l’esprit cartésien, puis l’esprit expérimental, l’esprit de critique historique et même d’exégèse rationnelle pénètrent les journalistes plus ou moins profondément’ » 226 . On comprend, dans ces conditions l’image négative du ‘« journaliste’ » chez les écrivains des Lumières. La concurrence de ceux qui apportent leurs ‘« Lumières’ » à l’opinion va donner naissance, de la part des écrivains, à une méfiance exacerbée et à une critique sans détour de la profession. Elle sera qualifiée ‘« d’ignorante, de frivole, de malsaine, de malhonnête, de vile, de vénale, etc.’ » et assimilée au ‘« besoin de déraisonner réuni au besoin de nuire’ » 227 . Mais à qui nuit-elle vraiment ? Au pouvoir d’État ? Pas encore, puisque auteurs et imprimeurs de journaux ne pouvaient guère échapper aux sévérités du gouvernement s’ils s’aventuraient à lui déplaire 228 . En revanche, le journalisme, dont on ne cesse de soupçonner la manière de faire autant que la manière d’être, s’avise d’empiéter sur le terrain du jugement, de ce qu’il faut penser, terrain conquis de longue date par les hommes de lettres.

Notes
211.

Gabel E. cité par Francis Schwarz, op.cit., p 552.

212.

Idem.

213.

Voyenne B, Les journalistes français. D’où viennent-ils, qui sont-ils, que font-ils ?, Paris, éditions du CFPJ, 1985, p 7.

214.

Ginisty P., Anthologie du journalisme. Du XVIIe siècle à nos jours, Paris, Librairie Delagrave, 1922, pp.2-3.

215.

Idem.

216.

Idem.

217.

Renaudot T. La Gazette, Relations des nouvelles du monde recues tout le mois de mars 1632.

218.

Préface du recueil de La Gazette, 1631. Voir Albert P., « Renaudot et le journalisme », Théophraste Renaudot. L’homme, le médecin, le journaliste, 1586-1986, Cahiers de l’Institut français de Presse, n°1, septembre 1987, pp. 29-41.

219.

Ginisty P., op. cit., p 3.

220.

Idem.

221.

Ginisty P., op. cit., p 4.

222.

Feyel G., correspondance du 29 mai 2001.

223.

Feyel G., correspondance du 29 mai 2001.

224.

Ginisty P., op.cit., p 14.

225.

Feyel G., correspondance du 29 mai 2001.

226.

Mornet D., Les origines intellectuelles de la révolution française. 1715-1787, Paris, éditions Armand Colin, 1967, p 60.

227.

Delisles de Salles in « Essai sur le journalisme » cité par Wagner J., Marmontel journaliste et le Mercure de France (1725-1761), PUG, 1975, p 18.

228.

Lire à ce propos : Ginisty P., L’Anthologie du journaliste, notamment le paragraphe concernant le sort réservé aux « gazetiers à la main » et autres « nouvellistes » par le roi Louis XIV, pp. 18-19.