2) La querelle entre hommes de plume : le déni de la fonction critique du journalisme

A l’époque classique, le monde littéraire a, maintes fois, témoigné son hostilité à l’égard des journalistes, dont la première occurrence remonterait à 1705. Certains hommes de lettres considéraient alors le terrain de la pensée comme leur chasse gardée et se méfiaient de l’éthique de ceux qui font de l’écriture un moyen de subsistance. ‘« Quand est apparue, en France en 1665, la critique périodique du Journal des Savants, le monde intellectuel est passé soudainement de la féodalité – où l’on s’affrontait entre pairs – à l’âge du procès, où l’individu se mesure à des pouvoirs, à des groupes de pression qui le hissent au pinacle ou l’éreintent’  » explique Jean Sgard 229 . La pluralité des opinions aidant, la presse est devenue, en quarante ans, l’instance de toutes les critiques. Jean Sgard livre à cet égard le témoignage d’un savant du temps, Tanneguy Le Fèvre, professeur à l’Académie protestante de Saumur et en prise aux critiques du Journal des savants. Il note que ‘« le Journal des savants s’étant permis de relever des fautes dans ses traductions, Le Fèvre s’insurge contre cet abus de pouvoir de celui qui, pour la première fois, il nomme un « journaliste »’ » 230 . Or évoquer le terme de journaliste n’est pas ici un hasard. Le Fèvre insista même en écrivant ‘« vous me permettrez de dire journaliste, et non pas journalier, ainsi que volontiers vous direz Annalistes, mille fois plutôt qu’Annalier’ » 231 . A l’instant même où apparaît le terme de ‘« journaliste’ », la fonction critique lui est donc contestée. Jean Sgard explique que ‘« le public lettré voudrait que le journaliste apporte les preuves de sa compétence, qu’il justifie ses critères, qu’il agisse en savant équitable, ce qui visiblement est impossible »’ 232 . Pourtant, nombreux furent les gazetiers, à l’instar de Marmontel qui sut donner au métier de journaliste une dignité mal reconnue, à proposer aux gens de lettres de leur parler ‘« le langage de la vérité’ » et à s’afficher comme ‘« honnête’ » et ‘« bienveillant’ », qualités qui leur sont totalement déniées.

La dénonciation externe a été, à cette époque précise, d’une extrême virulence. Parmi les plus illustres critiques, Voltaire, dans sa lettre philosophique 18, traita les journalistes ‘« de canailles de la littérature »’. ‘« Il plaçait la malheureuse espèce qui écrit pour vivre’  » - cette ‘« lie du genre humain’  » ‘- à un niveau social au-dessous de celui des prostituées »’ note Robert Darnton 233 . Le philosophe défendait par ailleurs ‘« la noblesse des auteurs’  » et usa de cette rhétorique pour ‘« faire progresser la cause de « sa classe » - les gens de lettres - unis par leurs valeurs, leurs intérêts, leurs ennemis communs pour former un nouveau groupe professionnel, un nouvel « État » ’», souligne l’auteur 234 . Voltaire, inspiré par les Nouvelles Républiques des Lettres d’Amsterdam, modèle, selon lui, ‘« d’un journalisme érudit, critique et utile »’, écrivit en 1737 ‘« Les conseils à un journaliste’ » publié dans L’Encyclopédie 235 . Il proposa une éthique de la pratique journalistique dont voici quelques extraits : ‘« Soyez impartial’ » ; ‘« vous vous gardez sans doute de suivre l’exemple de quelques écrivains périodiques, qui cherchent à rabaisser tous leurs contemporains, et à décourager les arts dont un bon journaliste doit être le soutien’ » ; ‘« prouvez solidement ce que vous pensez et laissez au public le soin de prononcer »’, etc. 236 . Plus que des Conseils, Voltaire séparait, pour le journaliste, le bon grain de l’ivraie notamment en matière de ‘« Comédie’ » ou de ‘« Tragédie’ ». Ainsi, il énonçait : ‘« quand les Français seront assez heureux pour qu’on leur donne une pièce telle que Le Glorieux, gardez-vous bien de vouloir rabaisser leur succès, sous prétexte que ce ne sont pas des comédies dans le goût de Molière’ » ou encore ‘» Osez avouer avec courage que beaucoup de nos petites pièces, comme Le Grondeur, Le Galant Jardinier, La Pupille, Le double veuvage, l’Esprit de contradiction, La Coquette de Village, Le Florentin, etc. sont au-dessus de la plupart des petites pièces de Molière »’ 237 . Il en allait de même pour la Tragédie. Voltaire affichait aussi ses préférences : ‘«Apprenez aux lecteurs que La Phèdre de Smith est une des plus belles pièces qu’on ait à Londres’ » ou encore ‘« souvenez-vous que, quand je vous ai défié de me montrer, dans les tragiques de l’antiquité, des morceaux comparables à certains traits des pièces de Pierre Corneille, je dis de ses moins bonnes, vous avouâtes que c’était une chose impossible’ » 238 . Diderot s’est aussi exercé à la critique du journalisme et a livré, à son tour, quelques conseils dans son Encyclopédie. Non sans ironie, Diderot expliquait que ‘« quelques-uns des journalistes donnent aussi le ton à la province ; on achète ou on laisse un livre d’après le bien ou le mal qu’ils en disent ; moyen sûr d’avoir dans sa bibliothèque presque tous les mauvais livres qui ont paru et qu’ils ont loués, et d’en avoir aucun des bons qu’ils ont déchirés »’ 239 . Ici, la fonction de critique est très clairement déniée aux journalistes. Diderot poursuivit en préconisant ‘« il serait plus sûr de se conduire par une règle contraire, et de prendre tout ce qu’ils déprisent, et de rejeter tout ce qu’ils relèvent’  » 240 . La définition qu’il donna du journaliste révélait son mépris à l’égard de la jeune profession. Le journaliste est un ‘« auteur qui s’occupe à publier des extraits et des jugements des ouvrages littéraires, des sciences et des arts, à mesure qu’ils paraissent ; d’où l’on voit qu’un homme de cette espèce ne ferait jamais rien, si les autres se reposaient. Il ne serait pourtant pas sans mérite, s’il avait les talents nécessaires pour la tâche qu’il s’est imposée. Il aurait à cœur les progrès de l’esprit humain, il aimerait la vérité et rapporterait tout à ces deux objets’ » 241 . Là encore, aucune mention de sa fonction critique n’est relevée. Il est évident que Voltaire et Diderot ne rassemblent pas à eux deux l’ensemble de la critique de la pratique journalistique de l’époque. Ils furent bien plus nombreux et parfois plus acerbes. Ceci dit, il était impossible pour les journalistes de l’époque de manquer cette critique tant elle fut appuyée et relayée par les érudits.

Le journaliste savait pourtant manier la plume et devenait, l’esprit critique aidant, un nouvel agent de la contestation, sans racine dans le passé du monde des lettres. Ils appartenaient, avec les philosophes inconnus, à la Bohème Littéraire de la République des Lettres, c’est-à-dire à ‘« ceux qui ne connaissaient pas de principes et ne possédaient pas d’institutions formalisées comme les salons. C’était un monde d’individus flottants ’» explique Robert Darnton 242 . Or, ce prolétariat littéraire auquel appartenait de fait journalistes et gazetiers n’a eu de cesse de justifier sa pratique et de définir eux-mêmes, le but poursuivi : ‘« il s’agit d’être impartial et vrai ’». Pierre Rétat ajoute au commentaire ‘« Souci affiché, et sans doute réel, d’exactitude, mais volonté quoique timide encore – le journaliste éprouve le besoin de se justifier – d’analyser l’événement’ » 243 . Si les critiques n’ont pas tari, alors même que la profession amorçait sa transformation dans le milieu du XVIIIème siècle, il faut sans doute en trouver l’origine dans le difficile partage du commerce des idées. La défiance qu’ont toujours entretenu, à tort ou à raison, les écrivains à l’égard des ‘« journalistes’ » relève d’un problème qui dépasse la seule critique de l’incompétence journalistique. On pourrait même se risquer à comparer le problème à celui qu’a soulevé l’apparition de la photographie au milieu du XIXème siècle. En donnant pour référence le célèbre texte de Charles Baudelaire, extrait du Salon de 1859, Daniel Bougnoux explique comment la photographie, ‘« nouveau média de masse peut faire craindre aux détenteurs attitrés de la reproduction par image, les peintres, une menace pour leur monopole ’ » 244 . Si nous quittons le point de vue médiologique pour rejoindre celui de la sociologie des groupes professionnels, le constat reste identique. Le problème réside dans le monopole du champ sinon littéraire du moins culturel qui, jusqu’à l’apparition de la presse, est resté le domaine réservé de l’écrivain. Comme l’explique Alain Viala ‘« dès ses débuts, la presse fut très largement affaire d’écrivains. Les liens étroits qui existent depuis entre la littérature et le journalisme ont là leur source. Son développement contribua à spécifier le champ littéraire, en séparant de plus en plus l’actualité politique, les sujets scientifiques et l’information littéraire’ » 245 . L’auteur souligne plus loin que ‘« l’existence d’un champ littéraire créait la possibilité pour des individus de vivre en écrivains. C’est-à-dire que la littérature pouvait devenir une raison sociale (…) Pour autant, l’écriture ne faisait pas la base du statut social de tous : l’ambiguïté constitutive du premier champ littéraire se manifeste ainsi dans les diverses positions occupées par les écrivains »’ 246 . Pour opérer une distinction parmi les gens de lettres, les écrivains se donnent une fonction, celle de former l’esprit et le goût par des lectures de qualités, mais aussi une manière d’être, celle de l’honnête homme. Ceci dit, comme l’explique Alain Viala ‘« aux yeux des honnêtes hommes qui composaient l’élite du public élargi, s’il était bon d’avoir des Lettres, il était mal venu d’en faire trop état »’ 247 . Or le prestige des écrivains se trouva rapidement menacé par ceux qui ont fait de la critique littéraire, leur métier. ‘« Coincé entre l’humeur et le parti pris, le critique littéraire –forme naissante du journalisme - est mal dans son être’ », note Jean Sgard 248 . Pour parer la critique des écrivains et autres philosophes, le journaliste allait lui aussi afficher sa stratégie de distinction et puiser dans les registres existants. Le modèle dominant du champ culturel de l’époque et celui auquel il était de bonne augure de s’identifier était celle de l’honnête homme qui cultive la politesse et l’art de plaire. L’idéal d’honnêteté devint l’idéal social. Or ‘« en se diffusant largement dans la noblesse et la bourgeoisie, le modèle de l’honnête homme échappait à l’emprise des écrivains qui l’avaient promu. Ceux-ci proposèrent alors une image de l’écrivain qui donne un superlatif de l’honnêteté : le « bel esprit’ » 249 . La trajectoire des écrivains a eu sans conteste une influence sur la manière dont les gazetiers et autres nouvellistes ont légitimé d’abord leur existence puis leur pratique. S’ils revendiquaient eux aussi la figure de l’honnête homme pour contrer un sentiment général de réprobation, ils construisirent aussi la figure de l’homme de vérité parce que sa fonction devait être la recherche de la vérité. Cette figure augurait déjà le journalisme du XIXème siècle puisque, comme le remarque Gilles Feyel : ‘« La recherche de la vérité est demeurée, naturellement l’une des grandes exigences du métier, bien au-delà, avec le développement industriel de la grande presse d’information et le journaliste en est demeuré « un homme de vérité », celui qui indique la voie à suivre »’ 250 .

Ce processus de moralisation a servi de mode d’arbitrage, dans le champ culturel des XVIIe et XVIIIe siècles, au processus de légitimation de la profession naissante de journaliste. Celui-ci s’est peu à peu professionnalisé en s’inspirant de l’idéal d’honnêteté puis, en renforçant sa fonction critique, s’est affiché comme l’homme de la vérité.

Notes
229.

Sgard J. » La critique est aisée », in « Critiquer la critique », textes réunis et présentés par Roux J.L., Ellug, 1994, p 15.

230.

Sgard J., op. cit., pp.16-17.

231.

Idem.

232.

Idem.

233.

Darnton R., Bohème littéraire et révolution. Le monde des livres au XVIIIe siècle, Hautes études. Paris, Gallimard/Le Seuil, mars 1983, p 18.

234.

Darnton R., op. cit., p 8.

235.

Le texte fut remanié en 1765 apprend-t-on dans Le dictionnaire de la pensée de Voltaire par lui-même, Versailles A. (textes choisis et édition établie par), éditions Complexes, 1994.

236.

Versailles A., op. cit., pp. 666-676.

237.

Versailles A., op. cit., p 669.

238.

Versailles A. op. cit., p 671. Voltaire ne fut pourtant pas irréprochable lorsqu’il pourvoyait nombre de nouvellistes en articles. Lire à ce propos le chapitre « Voltaire journaliste » in Voltaire de John Charpentier, Paris, Ed. Jules Tallandier, 1938, pp.175-196.

239.

Diderot D., Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, vol.2, Flammarion, 1986, p 199.

240.

Idem.

241.

Idem.

242.

Darnton R., op. cit., p 21.

243.

Retat P., Le journalisme d’ancien régime, Lyon, PUL, 1982, p 142.

244.

Bougnoux, op. cit., 1993, p 630.

245.

Viala A., Naissance de l’écrivain, Paris, Les éditions de Minuit, coll. Le sens commun, 1985, p 132.

246.

Viala A., op. cit., p 178.

247.

Ibid., p 270.

248.

Sgard. J, op. cit., p18.

249.

Viala A.,op. cit., p 148.

250.

Feyel G., correspondance du 29 mai 2001.