2) L’idéal de l’homme de vérité soumis à des lectures politiques : l’affaire Dreyfus

Il est évident que les questions d’honneur professionnel et de dignité ont mobilisé les associations de journalistes à une époque où la loi leur donnait désormais une liberté d’expression jusqu’alors inégalée. Cela dit, comme l’observe Christian Delporte ‘» les journalistes républicains, à l’image de leurs confrères des autres associations, ne conçoivent la question morale qu’au travers des conflits de personnes à l’intérieur de l’organisation. Le débat éthique est exclusivement perçu par le prisme de l’honneur ’» 277 . En effet, l’un des maîtres mots des associations de journalistes, quelles qu’elles soient, est, outre la solidarité, ‘« la dignité professionnelle’ ». Celle-ci a émaillé sans cesse le discours des associations de journalistes, lesquelles, en dépit de leur influence, n’ont pas réussi à donner au processus de moralisation une dimension consensuelle. Seul l’idéal de l’homme de vérité a perduré mais avec des lectures, selon les obédiences religieuses ou politiques et les positions sociales, aux géométries variables. Cette dispersion a d’ailleurs éclaté au grand jour à l’occasion de l’affaire Dreyfus qui donna lieu à des productions idéologiques tous azimuts. Dans ce débat aux enjeux éthiques, les nationalistes, les républicains, les monarchistes, les catholiques ou anticléricaux, les bourgeois et intellectuels, les journalistes et universitaires se divisèrent pour former, selon l’expression de Georges Clemenceau ‘« cette pacifique révolte de l’esprit français’  » 278 . Or, comme le précise Michel Winock ‘« les deux maîtres mots du combat intellectuel au cœur de l’affaire sont : justice et vérité. Les antidreyfusards leur opposent, à l’instar de Barrès, préservation sociale, défense de la nation, raison supérieure de l’État. Valeurs universalistes contre valeurs particularistes »’ 279 . En 1896, le comité des associations de la presse française, créé en 1887 mais ne fonctionnant réellement qu’en 1894, ne s’y est pas trompé. Son secrétaire général, Lucien Victor Meunier, tenta d’apaiser la crise à grands renforts de principes : ‘« Mes chers confrères, la presse, en ce moment, traverse incontestablement une crise. A coup sûr, la profession que nous sommes fiers d’exercer, parce que nous avons conscience de l’exercer en toute probité, ne saurait être salie par le fait de quelques-uns ; mais que dans les circonstances présentes, il y a lieu, plus que jamais pour les journalistes honnêtes, de s’unir étroitement, fortement, cela est certain. Notre association est notre sauvegarde. Sa bonne réputation fait notre honneur à tous. Le comité ne faillira pas à son devoir. Cette carte de sociétaire, il faut qu’elle soit pour celui qui la porte, une pièce d’identité, oui mais surtout, un certificat d’honnêteté’ ». 280

L’affaire Dreyfus, au-delà de son contenu éminemment idéologique, a laissé des traces du combat qu’elle a suscité. Les valeurs et principes qu’elle contribua à faire émerger, au premier rang desquels la justice et la vérité, ont largement façonné le journalisme du début du XXe siècle, celui que l’on s’apprête à désigner comme un ‘« journaliste digne de ce nom ».’ C’est là aussi l’empreinte et l’héritage du journalisme du XIXe, par-delà le tournant du siècle, qu’ont laissé les associations de journalistes. Marc Martin explique à cet égard que ‘« dans la mesure où les associations se proposaient d’encadrer la profession, de la valoriser et de la policer, d’en définir l’élite, elles ont pesé sur le journalisme »’ 281 .

Si l’exploration des archives de l’association de journalistes républicains et celles de l’association de la presse républicaine départementale témoignent d’un intérêt relatif pour les questions de dignité et d’honneur professionnels, il semble qu’il s’agissait surtout d’un discours visant à valoriser la pratique journalistique auprès de l’opinion publique, d’une part, et, d’autre part, à asseoir un processus de professionnalisation qui prônait l’unité autour d’un certain nombre de valeurs. Celles-ci, d’abord politiques, ont progressivement cédé la place à des valeurs professionnelles qui, la création de la première école française de journaliste aidant, ont permis l’esquisse d’un idéal journalistique : ‘« Le bon et le vrai journaliste se distingue de l’amateur et de la brebis galeuse, par ses qualités professionnelles, ses aptitudes reconnues. En proclamant l’illégitimité d’une somme d’individus, jamais clairement établie, on atteste et on fonde la légitimité professionnelle de tous les autres, ceux dont la formation, l’expérience, la droiture morale forcent le respect »’ 282 .

Cela dit, la fragilité des références corporatives, les limites des intérêts communs entre patrons et journalistes vont ralentir le processus de moralisation et accélérer, au contraire, celui de la professionnalisation avec notamment pour conséquence ce que relève Marc Martin : ‘«Même s’ils ont gagné en considération, les journalistes restent privés d’un élément essentiel de prestige social (…) ce qui s’exprime au travers ces images négatives, c’est, en définitive, l’amertume d’avoir perdu l’un des attributs principaux de la condition bourgeoise : l’homme honorable, le bourgeois, est maître de son temps. Le journaliste ne l’est plus car devenu salarié, de plus en plus souvent payé au mois, il en a vendu la maîtrise »’ 283 . L’ère du salariat a commencé et avec elle toute la question du journalisme moderne

Notes
277.

Delporte C., op. cit., 1999, p 173.

278.

Winock M., Le siècle des intellectuels, Paris, Seuil,1997, p 26.

279.

Ibid., pp. 30-31.

280.

IMEC, AJP, CGAPF (Comité général des associations de la presse), PV, séance du 2 février 1896.

281.

Martin M., op. cit., 1986, p 136.

282.

Delporte C., op. cit., 1999, pp. 160-161.

283.

Martin M., op. cit., 1997, p 154.