Conclusion : L’éthique comme fondement de la légitimité journalistique

Le processus de moralisation des journalistes a été traversé par des périodes qui ont enrichi son parcours mais aussi par des personnages qui ont contribué à donner à la profession une dimension morale. Notre sociogenèse de l’émergence d’un débat éthique autour des pratiques journalistiques tend à montrer que, du gazetier au journaliste, la question éthicienne a joué un rôle fondamental dans la construction d’une identité professionnelle. Gilles Feyel est à cet égard catégorique ‘« il apparaît déjà dans la longue histoire du « journalisme » que les questions d’éthique ont été constamment évoquées, et cela dès l’origine. Pour une raison profonde, « essentielle » : l’éthique, en tout cas en France, est alors le seul fondement « légitimant » de la fonction de gazetier ou du journaliste »’ 284 . Si nous faisons remonter avec d’autres le processus de professionnalisation des journalistes à la fin du XIXe siècle, celui de sa moralisation remonte, nous le pensons, au XVIIe siècle. Le gazetier, qui rédige des feuilles d’information puis, le journaliste, qui rédige des journaux, ont effet légitimé leur fonction, notamment critique, en puisant leurs valeurs chez les hommes de lettres, lesquels ne pardonnaient rien aux donneurs de leçons qui cédèrent à la faiblesse. Lorsque émerge sur la scène publique la génération des encyclopédistes, les journalistes littéraires qui veillaient jusqu’alors au respect scrupuleux des deux grandes puissances que sont l’église et l’État monarchique, ont eu à faire face à des critiques qui pointaient, outre leur incompétence, leur absence de dignité. Or, comme en témoignent les travaux d’élisabeth Badinter sur les passions intellectuelles de l’époque, ‘« l’exigence de dignité, comme expression d’un nouvel orgueil de l’intellectuel, n’est pas seulement une revendication sociale et psychologique, c’est également une vertu morale ’» 285 et d’ajouter ‘« l’honneur et la dignité ne s’entendent pas de même d’une génération et d’un milieu à l’autre. En dehors de toute question d’intérêt, faut-il servir son roi ou l’ignorer ? Privilégier la fidélité ou l’indépendance ?’ » 286 . Or, en la matière, le journaliste littéraire a fait son choix : il s’affiche, au grand dam des philosophes, comme l’homme de vérité et de critique c’est-à-dire comme un nouveau pouvoir d’opinion. Avec la Révolution, c’est l’avènement du journalisme d’opinion et le modèle de ‘« l’écrivain patriote’ » qui dominèrent la scène. Il fallait se montrer honnête, être exact et impartial dans le rapport des faits, bref perpétuer l’idéal de l’homme de vérité et Cyril Lemieux de souligner ‘« il n’y a pas de rébellion mais urgence de communication pour faire triompher la vérité »’ 287 . La figure de l’écrivain patriote qu’incarne le journalisme de la fin du XVIIIe siècle va se muer en journalisme de combat et d’opinion, celui qui, selon Léon Daudet, ‘« doit être attentif aux coups qu’il porte et nullement à ceux qu’il reçoit’  » 288 . La recherche de la vérité est demeurée, naturellement, l’une des grandes exigences du métier, bien au-delà avec le développement industriel de la grande presse d’information. Or le pouvoir d’État supporta difficilement les hommes de vérité et d’opinion que sont devenus les journalistes politiques. La presse devient progressivement la voix de la nation, selon l’expression de Jules Simon, et l’opinion, la conscience générale, la morale publique. Cette évolution inéluctable impliqua à la fois l’établissement de gouvernements représentatifs mais aussi et surtout la liberté de la presse que consacra la loi du 29 juillet 1881. Les journalistes, conscients de leur capacité de nuire autant que des critiques dont ils firent l’objet, amorcèrent avec l’esquisse d’une identité, celle d’une dignité professionnelle.

Notre propos a été, ici, de montrer que l’histoire du journalisme a façonné un idéal de ce que doit être un journaliste par références aux écrivains et hommes de sciences des Lumières. Les gazetiers, puis ce que l’on a nommé ‘« les journalistes de presse’ », ont puisé leurs principes dans l’exigence de dignité de la République des Lettres. Par couches successives, c’est toute une éthique, d’abord de la prudence puis de la vérité qui a progressivement légitimé la fonction naissante de journaliste. Ce ne fut pas, aussi, sans compter sur la naissance de l’opinion publique, nouveau matériau possible pour l’information, que les journalistes légitimèrent leur pratique et coupèrent le cordon qui les tenait dépendant du pouvoir.

Notre tentative de déployer le processus de moralisation voire d’éthicisation du journalisme, dès ses origines, en motifs discontinus autour desquels nous pouvons le voir faire irruption, ériger des principes et légitimer des modèles d’action, mériterait encore bien des développements. Nous n’avons pas cherché à construire autour de ce processus un quelconque discours de la globalité mais au contraire, en puisant dans de nombreuses recherches, à saisir quelques moments d’émergence où se manifestaient du sens. Les formes multiples d’énonciations de la dignité, de l’honneur, de la vérité…bref, d’une possible éthique, souvent agrippées sur l’instant, sur une tranche d’histoire, a en effet rendu notre travail difficile mais a néanmoins témoigné de réelles préoccupations éthiques. Celles-ci ne s’achèvent pas avec l’amorce du processus de professionnalisation mais vont devenir, au contraire, déterminantes notamment lors de la création consécutive du SNJ et du code d’honneur professionnel des journalistes. Nous laisserons cette période à laquelle nous avons déjà consacré de nombreux développements 289 pour nous intéresser à l’évolution du processus de moralisation après la seconde guerre mondiale.

Notes
284.

Feyel G., correspondance du 29 mai 2001.

285.

Badinter E., Les passions intellectuelles. Exigence de dignité (1751-1762), Tome II, Paris, Fayard, 2002, p10. Voir aussi (du même auteur) : Les passions intellecutelles. Désir de gloire (1735-1751), Tome I, Paris, Fayard, 1999.

286.

Ibid., p 111.

287.

Lemieux C., op. cit., 1992, p 9. Pour distinguer les pratiques journalistiques de l’époque, entre le journalisme d’assemblée, le gazetier, le journaliste de presse ou encore littéraire, lire Rétat P., La Révolution du journal. 1788-1794, Paris, édtions du CNRS, 1989 et l’article de Lemieux C., « la Révolution française et l’excellence journalistique au sens civique », in Politix, n°19, 1992, pp 31-36.

288.

Daudet L., Bréviaire du journalisme, Paris, Gallimard, 1936, p210.

289.

Voir l’analyse, ci-dessus, consacrée à cette période, pp 58-61.