élever la dignité de la profession fut en effet dans l’air du temps. Le renouveau et la mutation de la profession s’y prêtaient. Marc Martin relève que ‘« 68 % des journalistes de 1945 ont moins de 45 ans, 53 % ont moins de 40 ans et près de 15 % moins de 20 ans’ » 300 . Le rajeunissement de la population de journalistes et la forte proportion de stagiaires (30 %) incitèrent à la création de la première école de journalistes placée sous la responsabilité conjointe des organisations professionnelles : le Centre de formation des journalistes (CFJ). Son objectif fut alors ‘« non seulement d’améliorer la qualification de la profession, mais également de rénover en profondeur ses pratiques et son éthique, en se fondant sur les idées de la Résistance d’un journalisme responsable »’ 301 . D’autres encore participèrent à penser les nouvelles conditions morales dans lesquelles les pratiques journalistiques devaient désormais s’inscrire. ‘« Depuis la Libération de Paris, deux voix dominent dans la presse quotidienne : celle de François Mauriac, au Figaro et celle d’Albert Camus à Combat »’ 302 note Michel Winock.
Le premier, issu de la bourgeoisie bordelaise, est considéré comme ‘« le Balzac de la presse catholique »’ 303 . Il occupa dans la presse une place neuve et difficile. Neuve parce qu’il aspirait à ce que les choses changeassent, comme la plupart des figures révolutionnaires de l’époque, et difficile parce qu’il n’hésita pas à montrer du doigt les excès de l’épuration. Lucide, ce fut à travers de nombreux éditoriaux qu’il dénonça ‘« tel petit journaliste qui, après avoir, en zone libre, papillonné de feuille en feuille, hésite un peu, flaire longuement le vent et se décide juste à temps pour collaborer aux derniers numéros d’un journal clandestin’ » 304 . Sa volonté de voir la profession se moraliser ne fut certes pas aussi explicite que celle d’Albert Camus, mais il incarnait, lui aussi, ‘« une sorte de magistère moral de la profession’ » 305 . Loin de croire à la vérité définitive, c’est à la foi et à l’honnêteté qu’il confiait ses articles. ‘« Journaliste, il traite sa matière en moraliste (…) il apparaît dans cette époque troublée comme un témoin de la dignité de l’homme’ » précise Xavier Grall 306 . C’est dans ce modèle d’écriture et de conduite, que la jeune profession puisa aussi une partie de ses références. Xavier Grall le concède ‘« nous sommes de ceux qui ne pourront jamais se détacher de ces êtres intenses. Prendre parti sans être partisan, être intense sans être aveugle, fraternel sans être sot, telles sont les qualités du journaliste véritable’ » 307 .
La seconde figure de proue du journalisme de l’époque fut sans conteste Albert Camus ‘« dont la jeune gloire remonte aux publications successives de l’Étranger et du Mythe de Sisyphe par Gallimard en 1942 ’» 308 . Fils d’un ouvrier caviste et d’une femme de ménage illettrée, Albert Camus arriva au journalisme par défaut, sans pour autant renoncer à son œuvre d’écrivain. En France, il fit ses débuts au Paris Soir de Pierre Lazareff dès le mois de mars 1940. En 1943, il entra en contact avec la Résistance et devint rapidement le rédacteur en chef du journal Combat, l’un des organes les plus importants de la presse clandestine. A la Libération de Paris, Combat fait sortir son premier numéro au titre augural : ‘« De la Résistance à la Révolution’ ». Michel Winock souligne alors que ‘« De toute la presse Combat se distingue d’emblée. Pia (directeur) et Camus (rédacteur en chef) arrivent à en faire selon leurs vœux, un journal indépendant, ni partisan, ni stipendié, ni populaire, ni officieux. L’un des principaux apports de Camus à ce moment-là aura été son exigence d’un journalisme de haute tenue, fondé sur une déontologie’ » 309 . Ses écrits et autres éditoriaux en témoignent en effet. Sa ‘« critique de la nouvelle presse’ » paru dans Combat le 31 août 1944 vient pondérer la ferveur du moment. Albert Camus en était conscient puisqu’il précisait : ‘« je m’excuse de le dire au milieu de l’enthousiasme général, cela est peu de choses puisque tout reste à faire (…) C’est au moment où cette presse est en train de se faire, où elle va prendre son visage définitif qu’il importe qu’elle s’examine. Elle saura mieux ce qu’elle veut être et elle le deviendra’ » 310 . Une semaine plus tard, Albert Camus entreprit cette fois-ci la critique du journalisme dans une période où ‘« l’on veut informer vite au lieu d’informer bien’ ». C’est toute une éthique de la profession, ‘« quelques règles de conscience’ » 311 que l’aristocrate populaire esquissa. Il s’attarda d’abord sur le rôle du journaliste qui, selon lui, est ‘« d’aider à la compréhension des nouvelles par un ensemble de remarques qui donnent leur portée exacte à des informations dont ni la source ni l’intention ne sont toujours évidentes »’. Il revient aussi aux journalistes ‘« mieux renseignés que le public, de lui présenter, avec le maximum de réserves, des informations dont il connaît bien la précarité’ » 312 mais aussi ‘« d’ajouter des exposés aussi clairs et précis que possible qui mettraient le public au fait de la technique de l’information’ » et enfin ‘« de mettre en garde son sens critique au lieu de s’adresser à son esprit de facilité »’ 313 . Albert Camus concédait que la chose n’était pas aisée puisque « de ce métier à la prétention ou à la sottise, il n’y a qu’un pas » mais qu’il s’agissait d’une nécessité ‘« de nous dire cela et de le dire en même temps à nos lecteurs pour qu’ils sachent que dans tout ce que nous écrivions, jour après jour, nous ne sommes pas oublieux du devoir de réflexion et de scrupule qui doit être celui de tous les journalistes »’ 314 .
Le plus grand respect qu’il portait au public et à son intelligence fut maintenue en dépit du dépérissement de la presse qu’il constata non sans regret. En août 1951, lors d’une interview qu’il accorda au journal Caliban, Albert Camus laissa transparaître son amertume : ‘« Une société qui supporte d’être distraite par une presse déshonorée et par un millier d’amuseurs cyniques, décorés du nom d’artistes, court à l’esclavage malgré les protestations de ceux-là mêmes qui contribuent à sa dégradation »’ 315 . Lorsqu’on lui demande si la presse doit se refuser de diriger le public, sa réponse est sans appel possible : ‘« En refusant, elle trahit. Quand les élites trahissent, les sociétés meurent. Dans ce cas, la consolation de notre société sera d’être la première à mourir ouvertement de bêtise et de vulgarité, aux applaudissements des journalistes policiers’ » 316 .
Martin M., op. cit., 1997, p 385.
Idem.
Winock M., op. cit., p 382.
Grall X., Mauriac Journaliste, Quimperlé, édition Le bateau livre, 1994, avant-propos. Xavier Grall (1930-1981) fut écrivain, romancier et journaliste. Il est surtout connu comme un grand poète breton. Du journalisme Xavier Grall écrivait : « c’est une passion qui balance entre l’intelligence et la sensibilité ».
Ibid., p 46.
Martin M., op. cit., 1997, p 385.
Grall X., op. cit., p 93.
Idem.
Winock M., op. cit., p 402
Ibid., p 206.
Camus A., op. cit., p 264.
Ibid., p 265.
Ibid., p 266.
Ibid., p 266.
Ibid., pp.267-268.
Camus A., « Une des plus belles professions que je connaisse », in textes complémentaires, Albert Camus. Essais, Gallimard/Calmann-Lévy, La Pléiade, édition établie et annotée par Quillot R. et Faucon L., 1965, p 1564.
Ibid. p 1565.