4) La question éthique au cœur des discours professionnels

L’entreprise de moralisation de la presse et des journalistes au sortir de la seconde guerre mondiale n’a que peu duré et n’a eu qu’une influence mineure sur la profession au détriment d’enjeux matériels. Dans les milieux professionnels, cet échec fut imputé au gouvernement accusé de mettre, dans le comité chargé de la déontologie des journalistes ‘« un académicien, un premier président ou un juge, des gens complètement étrangers au journalisme »’ ‘ 317 ’ ‘.’ Cela dit, d’autres raisons furent aussi évoquées. Un extrait de l’assemblée générale de la fédération nationale des associations de la presse française, daté du 19 octobre 1963, apporte une toute autre explication qu’il aurait été impossible de soupçonner. Cette explication est livrée par Paul Marchandeau, président de la fédération et ancien président du syndicat des quotidiens régionaux, sous la forme d’une confidence qui en dit long sur l’état d’esprit des responsables de la presse de l’époque : ‘« Quand j’étais président du syndicat des quotidiens régionaux, j’ai réclamé qu’on fasse un code du journalisme, comme cela existe en Suisse et dans beaucoup d’autres pays. J’ai réclamé qu’on fasse, comme dans ces pays, une sorte d’Ordre comme les médecins et les avocats. Je dois vous dire que je n’ai pas rencontré beaucoup d’intérêt. On s’est dit « qu’est-ce qu’il vient nous enquiquiner ce type là ». Et tout de même, vous avez de temps en temps certainement la même pensée que moi en ouvrant certains journaux parisiens. Vous dites : « si c’est cela le métier de journaliste alors ! Et je vois avec plaisir que ce que j’annonçais à la fédération de la presse est en train de se produire. J’ai dit : « vous êtes directeurs, c’est à vous de faire cela, c’est à vous qui prêchez pour la morale de faire preuve de moralité’ » 318 . La confidence ne s’arrêta pas là et se précisa même au travers le récit d’une anecdote : ‘«Je puis vous citer un petit mot du président de la fédération de la presse, Albert Bayet. Nous avons tenu congrès en 1949 à Rome. Nous étions à Tivoli, à la Villa d’Este, les femmes étaient venues en grand nombre et Bayet était là. Il dit à ma femme : « Est-ce que votre mari n’est pas un peu fou ? ». Ma femme qui me connaît lui répondit : « Bien sûr, il ne l’est pas qu’un peu ». Bayet lui dit : « Vous ne comprenez pas. Surtout ne le répétez pas, si c’était déformé dans cette capitale cela pourrait me porter tort. Nous ne sommes pas d’accord, vous pensez à une chose moi je pense à une autre, qui est un acte de folie : il s’est mis dans la tête de moraliser les directeurs de journaux, c’est la fin du monde »’. Paul Marchandeau conclut sur l’anecdote : ‘« Je leur ai dit : « attention, un jour, ce seront les journalistes eux-mêmes qui feront ce code de déontologie »’ 319 . Plus loin, le président de la fédération en rajoute, dans le même sens : ‘« Un jour, nous avons fait un congrès à Lille. Nous étions dans une salle de bistrot. L’ordre du jour s’appelait : « Création d’un code et d’un ordre des journalistes ». Je suis monté à la tribune. Tout le monde est parti. Alors, j’ai abrégé ’» 320 .

Ce qu’a laissé entendre Albert Camus, lors de son interview au journal Caliban, et qui devint une apostrophe fameuse : ‘« la presse reflète exactement l’état d’esprit de ceux qui la font’ » 321 , se confirma au travers des débats qui émaillèrent les organisations professionnelles de l’époque. Les propos de Paul Marchandeau sont loin de constituer une anecdote. Les enjeux qui s’exprimèrent à l’époque, autour des questions de déontologie, témoignaient déjà d’une volonté sinon professionnelle du moins patronale de maîtriser la représentation normative de la profession. M. Mitanchez, appelé à s’exprimer sur la commission déontologie de la Fédération nationale des associations et des syndicats de journalistes français, dont il avait la charge, souligna que : ‘« Dès que la fédération a lancé cette affaire du code de déontologie, elle s’est dit que si nous ne le faisions pas quelqu’un le ferait à notre place. L’information par exemple. Ainsi, nous serions espionnés par un délégué spécial du ministre de l’Information qui viendrait à toutes nos réunions. De cela, nous ne voulons absolument pas, quel que soit le gouvernement au pouvoir »’ 322 . La méfiance portait alors sur les projets gouvernementaux d’édifier non pas tant un code mais une sorte de cour suprême du journalisme. Cela dit, outre cette méfiance à l’égard du gouvernement, il s’exprimait aussi diverses craintes liées à la condition salariale du journaliste mais aussi ‘« aux prétendus journalistes qui n’ont rien à faire dans notre métier »’ 323 . Les vieux démons de l’amateurisme revinrent et avec eux la réticence des patrons à voir s’instituer un code de déontologie. Mahieu, représentant les journaux de province, expliqua à Mitanchez, non sans lucidité : ‘« la province dit qu’il est impensable que nous fassions un code de déontologie. Nous sommes des salariés qui dépendons du rédacteur en chef et du directeur général et nous ne sommes payés qu’avec le produit de la publicité. Il y a donc des impératifs devant lesquels les directions sont obligées de s’incliner’  ». Et Mitanchez de rappeler la priorité ‘« Il s’agit d’un code de déontologie professionnelle. Les pays voisins l’ont tous ; il n’y a que la France que ne l’ait pas. Mais cela implique l’accord des patrons. Par conséquent ce n’est pas demain qu’on l’aura. il faut que la fédération de la presse soit d’accord. Mais il ne faut pas laisser faire le code de déontologie sans nous. Le ministère à l’idée de le faire, si nous n’arrivons pas à le mettre sur pied’  » 324 . Or il est vrai que les projets de l’époque se sont succédés, comme nous avons pu le remarquer plus haut, et qu’ils émanaient, pour la plupart, soit du gouvernement soit de la fédération française de la presse. Cette dernière n’entendait pas se laisser sinon devancer du moins concurrencer par d’autres projets comme en témoignèrent les propos de Paul Marchandeau en guise d’introduction au discours de Gabriel Perreux, président de la fédération nationale des associations et des syndicats de journalistes français: ‘« Il -Gabriel Perreux – vous entretiendra de l’activité bénéfique de la Fédération surtout en matière de déontologie. Il vous entretiendra aussi de « cette concurrence » de certaines associations, composées soit de journalistes, soit de journalistes sans cartes professionnelles, qui se sentent des vocations déontologiques depuis que la Fédération a mis en chantier son code d’honneur. Tous veulent être les premiers à élaborer ce code de journalisme, ce qui est très compréhensible en cette période préolympique »’ 325 . Gabriel Perreux, journaliste dans l’âme, dressait un constat lucide sur la situation. Deux dangers majeurs guettaient, selon lui, la profession de journalistes : D’une part que ‘« le gouvernement s’intéresse un peu trop près à ces questions de déontologie »’ et, d’autre part, que ‘« les directeurs veuillent accaparer ce code de déontologie de façon à brimer leurs employés, les rédacteurs’  » 326 . Sur ce dernier point, Gabriel Perreux a tenu à préciser sa position : ‘« Vous savez très bien que la presse actuelle, c’est une entreprise, une industrie, un commerce qui gagne de l’argent, qui doit gagner de l’argent. Vous êtes les employés de ce commerce et vous devez obéir. Évidemment, si les patrons sont en majorité dans un conseil de presse, il est à craindre que vos intérêts ne soient pas sauvegardés. Mais les patrons ont peur de vous. Ils se disent : si les journalistes à eux seuls se donnent ce code de déontologie, il est à craindre que ce soient les journalistes qui l’emportent’  » 327 .

Cette concurrence exacerbée autour des projets de représentation normative de la profession de journalistes soulevait un problème fondamental que la dispersion des points de vue n’a fait que creuser : l’absence d’unité professionnelle. Associations, syndicats de journalistes, syndicats patronaux, gouvernement, tous entendaient apporter leur pierre à l’édifice déontologique. Gabriel Perreux en était conscient : ‘« La déontologie peut se faire à une condition : c’est qu’une certaine unité existe dans la profession’ » 328 . Or, l’usage d’un code d’honneur ou de déontologie n’est manifestement pas perçu de la même manière que l’on soit patron de presse, journalistes ou bien encore membre du gouvernement. Si les associations et les syndicats de journalistes trouvèrent un accord, ce ne fut pas du goût du patronat auquel il était demandé ‘« de faire insérer des principes qui s’appliquassent également aux employeurs directeurs et au personnel salarié’ » 329 . L’objectif pour les associations et les syndicats, ces derniers étant seuls habilités à traiter avec le patronat, était le suivant : ‘« pour que cette charte puisse avoir une valeur certaine et qu’elle ne soit pas imposée aux seuls journalistes, nous avons considéré – et les syndicats également – qu’il fallait qu’elle fût introduite dans la convention collective, c’est-à-dire qu’elle devint une loi en vertu de l’article 1134 du code civil : « une convention légalement formée à force de loi’ » 330 . Cette requête n’a jamais pu aboutir puisque trente ans plus tard, elle est encore une des revendications des syndicats de journalistes, notamment du SNJ et de l’USJ-CFDT.

Notes
317.

IMEC, AJ, FNAPF (fédération nationale des associations de la presse française) PV, séance du 19 octobre 1963.

318.

Idem.

319.

Idem.

320.

Idem.

321.

Albert Camus répondait ici à la question suivante : « En tant que journaliste, pensez-vous que la presse d’aujourd’hui reflète, comme le prétendent ses partisans, l’état d’esprit du public lui-même ? ». 

322.

IMEC, AJ, FNAPF, PV, séance du 10 octobre 1964.

323.

Idem.

324.

Idem.

325.

Idem. Paul Marchandeau, lorsqu’il évoque la concurrence de certaines associations, pensent notamment à celles des journalistes parlementaires et l’association des ministériels.

326.

Idem.

327.

Idem.

328.

Idem.

329.

IMEC, AJ, FNAPF, PV, séance du 29 mai 1965.

330.

Idem.