Conclusion : le verrouillage du processus de moralisation par l’entreprise de presse

Au sortir de la seconde guerre mondiale, des réformes s’imposèrent à trois niveaux : celui des mœurs de la presse, celui des structures de l’entreprise et celui de la place de l’équipe rédactionnelle dans la gestion de l’information. S’agissant des structures de l’entreprise, la victoire de la liberté fut aussi celle du libéralisme économique. Certes l’ordonnance du 26 août 1944 a servi à condamner les liens entre la presse et l’argent, mais elle n’a pas empêché que la presse soit asservie, l’insuffisance des aides publiques aidant, aux lois du marché. L’argent s’imposa à nouveau et avec lui l’objectif de rentabilité. Dès lors, la question éthique, même si elle anima longuement la profession, ‘« fut reléguée à un rang accessoire ’» note Christian Delporte 331 . La dispersion des projets, l’absence d’unité de la profession et la priorité patronale donnée à la rentabilité de leur industrie, contribuèrent inéluctablement à ruiner toute tentative de représentation normative consensuelle de la profession de journalistes. Le processus de moralisation de la profession s’est alors peu à peu confiné, à défaut d’accord, dans l’entreprise de presse devenue lieu par excellence de toutes références professionnelles. Ainsi, en dépit des efforts communs menés par les syndicats de journalistes français, qui ont ratifié la Charte de Munich, de l’instauration de sociétés de rédacteurs et d’un centre de formation du journalisme, aucune disposition légale n’a été rendue possible en matière de déontologie et d’éthique professionnelle des journalistes. L’unité professionnelle d’avant guerre, sur laquelle le SNJ s’est appuyé pour construire un statut du journaliste, n’a pas résisté à la période dite de l’épuration durant laquelle d’ailleurs le SNJ est mobilisé à gérer une scission. Le dispositif que le SNJ avait savamment construit et qui permettait aux journalistes de puiser leurs références professionnelles dans les cadres d’identification ‘« Charte’ », ‘« Carte »’ et ‘« Syndicat’ », a volé en éclats et a cédé la place à de nouveaux cadres, cette fois-ci gérés par l’entreprise de presse. Appelé, en 1935, à s’identifier à une profession, le journaliste d’après guerre s’identifie au titre qui l’emploie. Le patronat l’a compris, l’éthique professionnelle est une ressource mobilisable pour la construction d’une nouvelle identité journalistique, laquelle était encore trop récente et pas suffisamment scellée dans les esprits. L’entreprise de presse que l’on s’est empressé de doter d’une morale voire d’une moralité devint alors le lieu dans lequel le journaliste puise à l’envie ses références professionnelles. C’est alors l’amorce de la période durant laquelle le processus de moralisation de la profession opère un repli sur les entreprises de presse lesquelles ont profité de l’absence d’unité professionnelle et de la dispersion des projets. Le journaliste d’après guerre, sonné par la période d’épuration, a manifestement comblé les imprécisions de son identité relatives aux conditions et aux lieux de son exercice en s’identifiant pleinement à une culture nouvelle que lui proposait l’entreprise.

Aujourd’hui encore, la reconnaissance d’une identité journalistique passe essentiellement par l’entreprise de presse qui a su verrouiller, à son profit, le processus de moralisation de la profession. Les transferts d’identification, liés à la diversification des savoir-faire professionnels, et la prolétarisation de la profession creusent le désarroi identitaire des journalistes exposés à une perte de repères fiables et durables. Dans cette zone d’incertitude s’est installé un débat permanent et doublement récurrent entre l’identité et l’éthique professionnelles des journalistes. Dans un article de la revue Hermès Jean-Marie Charon et Arnaud Mercier dressent le constat suivant ‘« au sein même des entreprises de médias et dans leurs relations avec les divers intervenants au processus de création de l’information, le plus notable n’est pas l’emprise des journalistes mais au contraire leur situation croissante de dépossession, face à la prégnance des logiques de communication et des logiques économiques »’ 332 . Les deux auteurs défendent la thèse de la perte de pouvoir des journalistes soumis à la toute puissance des logiques d’entreprise. Dépossédé des postes à responsabilité et donc des choix stratégiques de l’entreprise, le journaliste est aussi conditionné à travailler dans le sens d’une éthique propre à l’entreprise et à sa culture. L’accaparement, par l’entreprise d’information, de la représentation normative est sans aucun doute le signe aussi d’une forme de dépossession. Or ce phénomène est accentué non seulement par l’évolution technologique, l’hétérogénéité des situations professionnelles mais aussi par ‘« la faible influence des sociétés de rédacteurs ou le mutisme des syndicats de journalistes face aux grandes manœuvres, restructurations des principaux groupes de médias, sans parler des questions relatives à l’éthique, dans ces nouveaux contextes professionnels’ » remarque Jean-Marie Charon et Arnaud Mercier 333 .

La prolifération des chartes maisons dans les entreprises de médias contribue à faire éclater en représentations pléthoriques l’idéal professionnel du journalisme et à restreindre la maîtrise du processus de moralisation de la profession aux frontières de l’entreprise. Cette dépossession avait pourtant fait l’objet, quarante ans auparavant, d’une mise en garde de la part de Gabriel Perreux qui rappelait, lors du banquet de l’association républicaine de journaliste, le 21 mai 1966 : ‘« Je n’ai qu’un disque très usé à vous faire entendre : vous savez quelles sont mes préoccupations, il faut vous discipliner vous-mêmes car les exemples sont nombreux où il m’a été dit : si vous ne vous disciplinez pas vous-mêmes on vous disciplinera. Il faut également vous unir. Je n’ai jamais vu un pays comme le nôtre où les journalistes soient aussi divisés. Mais le jour où le Pouvoir ou une autorité quelconque viendra vous dire « je vous donne un bel uniforme », ce sera tant pis pour vous, vous aurez assez été prévenu ’» 334 .

La seconde partie de cette thèse s’attachera à présenter la place de l’éthique professionnelle dans les discours respectifs des syndicats de journalistes et des fédérations patronales. En effet, il nous semble important de poursuivre notre étude de l’évolution du processus de moralisation de la profession et d’envisager une généalogie critique de l’appel à l’éthique professionnelle, cette fois-ci, au sein des discours patronaux et syndicaux, pour en faire ressortir les ambiguïtés et les enjeux. L’intérêt d’une telle perspective de recherche réside dans la possibilité d’articuler les stratégies typiques de défense, imposition et renforcement de la légitimité du modèle argumentatif en fonction d’une typologie des cadres d’identification et d’éthicisation légitimés par les deux parties et repérables dans leurs discours respectifs. Il faudra donc interroger sérieusement l’éthique des journalistes, en tant que programme, comme appareil voire appareillage d’un nouveau mode de pouvoir. En faire l’archéologie en somme comme l’aurait préconisé Michel Foucault.

Notes
331.

Delporte, «Journalistes français et morale professionnelle », in Almeida F (sous la dir. de), La question médiatique, Paris, éditions Seli Arlsan, p 33.

332.

Déjà cité en introduction de notre thèse.

333.

Ibid., p 26.

334.

IMEC, AJ, FNAPF, au cours du banquet du 21 mai 1966.