Chapitre IV : L’éthique professionnelle des journalistes d’origine syndicale

Introduction : contexte et positionnement de l’analyse discursive

La question de l’éthique des journalistes s’est trouvée depuis une dizaine d’années mise au centre de la réflexion sur le rôle de l’information et l’identité des journalistes, à la suite d’une série d’événements qui ont pour un temps altéré sérieusement la crédibilité des médias. Qu’il s’agisse du pseudo charnier de Timisoara, de la couverture discutable de la guerre du Golfe ou bien plus récemment de la responsabilité, pour un temps supposé, des paparazzi dans la mort de la princesse Diana, tous ces épisodes, qui demanderaient des analyses bien distinctes, ont eu un point commun : La question de l’éthique. Et comme pour combattre le discrédit ou le risque de discrédit qui pèse sur les médias, les organes d’information ont multiplié dans les dernières années des ‘« codes’ » ou ‘« des chartes’ » maison, ont institué des ‘« médiateurs’ », etc., bref, ont tenté de se doter des instruments qui imposent la question de l’éthique comme centrale dans la profession. D’autant plus que les question du droit à l’image et des droits sur l’image ont été à l’origine de multiples actions en justice, le plus souvent au nom du respect de la personne et/ou de la vie privée.

La tendance actuelle, déjà perceptible auparavant, pousse désormais l’appareil médiatique à s’auto-critiquer : ‘« Aujourd’hui, en effet, c’est en temps réel qu’on s’interroge sur les dérives, les insuffisances, les conformismes ou les ratages imputables aux médias’ », souligne Jean-Claude Guillebaud 335 . Le sociologue, qui qualifie plus loin le phénomène de ‘« régulation déontologique en continu ’», note toutefois la difficulté voire l’incapacité des médias à s’observer du ‘« dedans’ ». Cette incapacité conduit l’auteur à solliciter une instance d’appel, un regard extérieur et critique à l’appareil médiatique. Cela dit, il remarque, en guise de conclusion, ‘« qu’à ce stade, on est déjà, savez-vous, dans la théorie des pouvoirs ’» 336 . En 1992, ce même auteur précisait déjà que ‘« le débat sur la crise des médias est gâté davantage qu’un autre sans doute par la dispute corporatiste, la feinte politique et la prudence électorale’ » 337 .

C’est dans ce contexte précis, où crise, conflit, dérives et jeux de pouvoir se mêlent, que notre analyse s’insère. Dans notre première partie, nous avons déjà posé au principe de notre recherche que la question de l’éthique est au cœur des débats qui, notamment depuis le début du siècle, ont cherché à légitimer la profession de journaliste. Sauf qu’il n’est plus question d’honneur, mais d’éthique, justement, que ce ne sont plus les journalistes, mais les entreprises de presse, qui élaborent des codes et des chartes, et que la place accordée à la protection de la personne l’emporte aujourd’hui de beaucoup sur la fonction ‘« politique’ » de l’information qui avait jusqu’alors prévalue. La méthode retenue diffère des travaux récents des historiens, notamment ceux de Christian Delporte, et des sociologues, notamment ceux de Denis Ruellan et de Cyril Lemieux, car elle met au centre de la recherche l’analyse des ‘« représentations’ » i.e., au travers des discours produits par tous les acteurs sociaux impliqués directement, les significations et les valeurs recherchées et brandies pour légitimer le pouvoir de dire non pas le vrai ou le faux, mais le bien ou le mal-faire de ce métier. Il s’agit donc de mettre au jour, pour la profession, les significations qu’elle se donne à elle-même dans les discours qu’elle produit, que ce soit de la part des organisations syndicales, des entreprises ou de la justice, notamment celle de la chambre sociale de la cour de cassation.

L’objectif de l’analyse qui va suivre est de mettre à l’épreuve un certain nombre d’hypothèses articulées autour des enjeux de pouvoir. Ces hypothèses viendront questionner les différents discours constitutifs de notre corpus précisément sur la manière dont les corps intermédiaires de la profession de journalistes saisissent l’éthique en tant qu’objet du discours. Elles laissent subodorer, dans une approche résolument systémique, que d’une part les organisations syndicales et les fédérations patronales, en tant qu’adversaires d’abord sociaux puis discursifs, mettent en place des stratégies discursives de disqualification afin de récupérer le monopole de la représentation normative du groupe professionnel des journalistes, de ses pratiques et de favoriser l’assimilation d’une idéologie caractérisée par la rationalité syndicale et que, d’autre part, la question éthicienne s’insère dans une double dimension : politique (gérer l’espace éthique de la cité médiatique) et stratégique (se positionner notamment dans le paysage syndical) dès lors qu’elle fait l’objet d’une appropriation corporatiste qui conduit à diverses formes de revendication et aboutit à des rapports de force que nous qualifierons, en termes sémiotiques, de confrontation. Enfin, elle suppose que l’éthique professionnelle, en tant qu’élément du discours, sert de mode d’arbitrage aux jeux de pouvoir et d’instrument de positionnement des différents acteurs du système médiatique.

L’évidence voudrait nous conduire naturellement à poser que, dans tous conflits sociaux, qu’ils soient ou non guidés par des instances syndicales, s’instituent des jeux de pouvoir, des calculs d’intérêts, des valeurs sur lesquels l’action collective peut se mettre d’accord et se fonder. Dire cela, c’est faire fi du contexte dans lequel s’insère toute réflexion sur ‘« les règles du jeu’ » pour reprendre l’expression de Jean-Daniel Reynaud qui préconise par ailleurs ‘« une typologie des règles en fonction de leur objet »’ 338 . Or, en ce qui concerne notre étude, il nous faut souligner que l’objet dont nous traitons devrait, a priori, transcender les clivages au sein de la profession et la faire converger vers la même compétence, celle de l’éthique professionnelle. Sauf évidemment à considérer cette question dans un contexte qui est celui du recul des valeurs, desquelles s’amorceraient des revendications unifiantes, au profit des intérêts. C’est au cœur de cette indétermination, entre valeurs et intérêts, que notre questionnement prend place et qu’il oppose inéluctablement des acteurs aux prétentions opposées. La question de la représentation normative de la profession de journalistes implique donc que soit observé, dans le discours, les stratégies mises en œuvre pour désamorcer un conflit latent. C’est donc justement parce que ‘« les actions collectives sont loin de se développer conformément à ce que ferait supposer une défense rationnelle des intérêts’ » 339 précise J.D Reynaud, que nous observerons, en amont, les discours qui sous-tendent ces actions.

Notes
335.

Guillebaud J.C., chronique du supplément TéléObs, semaine du 4 octobre 2001.

336.

Idem.

337.

Guillebaud J.C., Lettre de Reporters sans frontières, mai 1992.

338.

Reynaud J.D., Les règles du jeu. L’action collective et la régulation sociale, Paris, Armand Colin, 1989, p 76.

339.

Ibid., p 65.