a) Dignité et précarité : approche dialectique

Il en va de même pour le discours des syndicats de journalistes qui se fige dans un combat d’une éternelle actualité : lutter contre la précarité. En effet, si pendant des années, la profession s’est battue pour obtenir un statut légal, qu’a consacré la loi du 29 mars 1935, ‘« la lutte contre la précarité de la profession journalistique ’» demeure depuis plus d’un siècle l’une des revendications immuables des journalistes, comme en témoignent les extraits des bulletins des Associations de journalistes de la fin du XIXe siècle et ceux issus du Bulletin du syndicat de journalistes (BSJ) des années 1920-1930, puis plus tard, du bulletin ‘« Le Journaliste’ » des années 2000.

L’Association syndicale professionnelle des journalistes républicains français stipule dans ses statuts que ‘« l’action de la société vise à défendre les intérêts des rédacteurs contre les propriétaires de journaux et la dignité des rédacteurs, congédiés le plus souvent d’une façon plus brutale qu’un domestique’ » 345 . Les bases d’une société de secours mutuels sont jetées. Plus tard, le 8 février 1891, un extrait du rapport de séance rapportait que ‘« par le syndicat professionnel nous défendons l’œuvre de la plume dans sa lutte quotidienne contre les difficultés qui l’assaillent. Par la caisse de retraite nous lui assurons le morceau de pain de ses vieux jours’ » 346 . En 1922, cette même Association s’inquiéta de voir, dans un rapport sur ‘« le projet de contrat collectif des journaux »’, une disposition qui visait à fixer le minimum de salaire non en se basant sur le coût de la vie mais sur le tirage des journaux. Stéphane Lauzanne, auteur du rapport, a comparé les traitements des journalistes à ceux d’autres professions. Sa conclusion rejoint celle du BIT qualifiant, à l’époque, ‘« la condition matérielle des journalistes français de « peu brillante’ » 347 . En dépit des bonnes volontés, ‘« les directeurs de journaux ont refusé d’accepter, même de discuter, le projet de contrat collectif »’ ‘ 348 ’ ‘,’ précisait le procès verbal de séance. En 1924, le constat reste le même : ‘« le journaliste, de nos jours, n’arrive pas à joindre les deux bouts qu’en fournissant de la copie un peu partout’ » 349 . Le n°34 du Bulletin du Syndicat des journalistes, mentionne, en mars 1926, que ‘» l’état de journaliste en France ne comporte point de sécurité. Les traitements sauf exception y sont insuffisants. Pour aucun journaliste, il n’est de situation acquise. A mesure qu’il s’approche de la vieillesse, il sent grandir en lui, l’angoisse de vivre’  » 350 . Ce constat, jusqu’à l’établissement de la convention collective, le 23 novembre 1937, sera sans cesse rappelé dans le BSJ. En février 1938, la convention collective est dénoncée par la Fédération nationale des journaux français. La déclaration de guerre a provoqué dans la presse, comme dans la plupart des industries, un réflexe de restriction et d’économie. Les organisations directoriales, souligne l’article extrait du bulletin ‘« Le Journaliste’ », ‘« essaient d’imposer la plus arbitraire, la plus injuste et la plus simplistes des solutions en déclarant que la guerre était un cas de force majeure par lequel les entreprises de presse étaient dégagées de toute convention, contrat ou statut acquis à leur personnel ’» 351 . La guerre est donc aussi déclarée entre les deux protagonistes de la presse mais la réponse du SNJ ne se fait pas attendre : ‘« Le SNJ est fermement décidé à profiter de la discussion nouvelle ainsi provoquée par l’initiative patronale pour défendre et améliorer au maximum les conditions de travail des journalistes, la garantie de leur dignité personnelle et celle de leur sécurité matérielle »’ 352 .

La recherche d’un compromis autour des principes d’une indemnité en cas de congédiement et d’un salaire minimum pour les journalistes professionnels a donc visé à limiter la précarité des journalistes. Pas simplement puisque, comme l’explique Christian Delporte ‘« la valorisation du traitement s’impose désormais comme l’une des voies majeures du retour à la dignité et à l’honneur professionnel de l’écrivain libre devenu travailleur et salarié’ » 353 . En effet, avant même, que la profession soit reconnue par un statut‘, « les journalistes sont las d’être traités comme les parents pauvres de la littérature »’, écrivait Georges Bourdon, en mai 1924 354 .

Il convient, nous en sommes conscients, de ne pas confondre l’interprétation des faits passés avec la lecture des conjonctures présentes. Cela dit, des points communs subsistent dans les revendications comme en témoignent les propos qui vont suivre. En mai 2001, l’USJ-CFDT tient son congrès national à Lannion et fixe comme priorité ‘« La lutte contre la précarité’ ». Un article de Ouest-France, en date du 7 mai 2001, rapporte les propos d’un des membres : ‘« Aujourd’hui, notre profession est éclatée, on assiste à un mélange des genres, les pouvoirs publics et le patronat brouillant volontiers les frontières qui séparent les journalistes des communicants’ » 355 . Ici les coupables sont clairement désignés : ‘« L’État et le patronat’ ». Plus loin, les délégués n’hésitent pas à ‘« dénoncer la précarisation qui touche près de 25 % de la profession’ » 356 . Ce même syndicat, avait écrit dans son bulletin n°279, en avril 1994, ‘« le combat syndical pour une pratique déontologique ne saurait être séparé des revendications en termes de conditions d’emploi, de travail et de rémunérations »’ 357 Rien ne se perd, rien ne se créé, tout se transforme… Par ailleurs, l’extrait d’un article du bulletin ‘« Le Journaliste’ » montre à quel point les deux questions sont, aujourd’hui encore, consubstantielles : ‘« Foutaises de journalistes parisiens que votre déontologie, il y a d’autres priorités aujourd’hui »’. ‘« Il est largement temps que vous vous préoccupiez de déontologie, les syndicats du Beefsteak ont vécu’ ». Ces deux réflexions d’adhérents, à peine caricaturales, ‘« encadrent’  » la campagne lancée par notre syndicat. Elles accompagnent, en fait, notre quotidien depuis les deux ou trois derniers congrès où les préoccupations d’éthique ont largement tenu leur place dans nos débats » 358 . Pourtant, à en croire l’analyse qui va suivre, les revendications syndicales relèvent plus des ‘« syndicats du beefsteak’ » que des ‘« foutaises de journalistes parisiens ».’

Notes
345.

IMEC, AJ, ASJPR, séance du 5 avril 1880.

346.

IMEC, AJ, ASJPR, séance du 8 février 1891.

347.

Delporte C., op. cit., 1999, p.203.

348.

IMEC, AJ, ASJPR, séance du 31 mars 1922.

349.

Delporte C., op. cit., 1999, p 202.

350.

« La condition du journaliste », in BSJ, n°34, mars 1926.

351.

Valot S. « Quel sera le statut des journalistes en cas de mobilisation ? La fédération nationale des journaux français repousse en bloc toutes les suggestions du syndicat national », in Le journaliste, n°124, février 1938.

352.

Idem.

353.

Delporte C., op. cit., 1999, p 205.

354.

Bourdon G., « Les journalistes et le Conseil supérieur des Lettres. Correspondance instructive », in BSJ, n°23, mai 1924.

355.

Kergosien C., « L’USJ-CFDT veut lutter contre la précarité », in Ouest-France, 7 mai 2001.

356.

Idem.

357.

Journaliste CFDT, n°279, avril 1994.

358.

Le journaliste, n°225, 1993.