a) Matrice de la narrativité syndicale

La narrativité syndicale est à considérer, du point de vue sémiotique, comme un programme dont on peut distinguer deux niveaux : le programme narratif (PN) de base (qui concerne l’objectif final) et celui d’usage (qui est comme un moyen par rapport à l’objectif visé). S’agissant de notre corpus de discours syndicaux, il nous faut dresser un double constat : d’une part, plusieurs programmes d’usages (programme de légitimation, de manipulation, de séduction, voire de tentation, de responsabilisation ou encore de dénonciation) ont été mis à l’épreuve sur la période étudiée. D’autre part, le PN de base est loin de se cantonner à la défense des intérêts matériels et moraux de la profession, au nom duquel l’action syndicale se légitime. En effet, nous constaterons que le ou les programme(s) de base mis respectivement en œuvre dans les discours syndicaux, concernent, pour la plupart, le renforcement du syndicalisme libre et indépendant. L’éthique professionnelle, en tant qu’objet du discours, est alors une thématique qui se trouve à la croisée de plusieurs programmes d’usage. Elle est donc saisie indistinctement, parfois même axiologisée, et permet dans le cadre d’une opération de manipulation de faire progresser le destinataire, ici le journaliste, d’un état à un un autre, d’un faire à un autre. L’éthique professionnelle, en tant que thématique et soutien de l’édifice argumentatif, fonctionnerait tel un slogan publicitaire (discours de la séduction) qui viserait à rallier les journalistes à la cause syndicale. Or comme l’explique Jean-François Tétu ‘« chaque monde (monde syndical vs monde managérial) s’appuie toujours sur une rhétorique, mais on sait bien que pour être valide, les arguments doivent reposer sur ce que L. Boltanski appelle « des arguments de générosité élevés »’ ». Et de préciser ‘« C’est-à-dire que les arguments doivent être non seulement recevables par leur valeur propre, mais être incontestables parce qu’ils contiennent une validité universelle »’ 367 . L’éthique professionnelle, qui confine à la dignité, constitue avec les conditions de travail, un ‘« des arguments de générosité élevés ».’ C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les arguments de la dignité et de la précarité, en tant qu’ils touchent à l’épanouissement de l’individu, s’articulent très souvent ensemble dans les discours syndicaux. La complexité de notre travail d’analyse sémiotique tient à la fluidité de la notion d’éthique professionnelle et à sa transversalité du point de vue de la narrativité syndicale. Rarement PN de base, l’éthique professionnelle constitue plutôt un moyen qui sert la rhétorique syndicale centrée sur la manipulation. Or à l’évidence, les discours syndicaux tentent d’imposer l’inverse et présenter la question éthicienne comme une visée, un objectif dont il faut absolument, pour la dignité de la profession, s’acquitter. Selon donc que notre analyse se penche sur l’activité des sujets ou sur la circulation de l’objet ‘« éthique’ » dans les discours, l’interprétation de la narrativité syndicale s’en trouve modifiée. Notre choix a été de combiner l’observation des deux en soulignant le fait que, s’agissant de notre corpus, la clôture du récit est, ici, inexistante. On ne peut en effet mettre en opposition le ‘« manque initial’ » et la ‘« liquidation du manque’ » tant la question de l’éthique est toujours recommencée. Rappelons, à l’appui de nos propos, la réserve de Joseph Courtès qui écrivait en préambule de son ouvrage sur l’analyse sémiotique du discours que : ‘« quelle qu’elle soit, d’ailleurs, toute approche sémiotique ne peut être que modes : la quête du savoir y est toujours incertaine et les procédures mises en œuvre relèvent moins d’une démarche réellement scientifique, unanimement reconnue, que d’un bricolage plus ou moins assuré ’» 368 . Nous aurons tout de même à cœur de ‘« bricoler’ » avec le souci de rendre compte non seulement des stratégies discursives mais aussi des logiques qui motivent ces stratégies.

Notes
367.

Tétu J.F., op. cit., p 22.

368.

Courtès J., op. cit., p 3.