II) Le syndicat national des journalistes : « Qui mieux que le SNJ pourrait le faire ? »

La position historique qu’occupe le SNJ, notamment en matière de définition d’une éthique professionnelle, mérite que l’on s’y arrête. En effet, à sa création, le 10 mars 1918, le SNJ exprime sa volonté de discipliner la profession de journalistes et ainsi mieux gérer son organisation. L’article 3 des statuts du SNJ stipule que le syndicat est ‘« l’organe agissant de la profession, il revendique pour elle, il a le souci de sauvegarder sa dignité, sa moralité, son bon renom’ » 370 . Il faut dire que le contexte se prête à de telles annonces. En effet, l’incrédulité que suscitent les journalistes après la grande Guerre, dont les dérives nombreuses contribuèrent à exhumer les sempiternels thèmes de l’amateurisme et du professionnalisme, est portée à l’acmé. Les membres fondateurs du SNJ en sont pleinement conscients. Le premier code des devoirs des journalistes apparaît donc comme une action qui vise à séparer le bon grain de l’ivraie, à baliser l’identité journalistique à l’aune du professionnalisme. Mais pas seulement. En effet, la Charte va être utilisée, par l’instance syndicale, comme une ligne de démarcation qui cerne le profil journalistique et va permettre aux journalistes en quête de professionnalité d’intérioriser, certes une logique d’interdits, mais aussi une figure du journalisme. Cette stratégie syndicale, qui a battu son plein jusqu’à la création du statut du journaliste, en mars 1935, n’avait pour d’autre but que de s’assurer le monopole de la gestion de l’espace professionnel du journaliste, comme Denis Ruellan l’a fort bien démontré. Au-delà de la déclaration des devoirs professionnels, cette stratégie sera efficace par les prises de positions systématiquement affirmées par le SNJ qui revendique seul, la compétence éthique. Après l’annonce d’un statut légal du journaliste, l’interaction entre professionnalisme et honneur, que le SNJ imposait comme dynamique discursive de l’organisation de la profession, s’estompe. La rhétorique d’un ‘« journaliste digne de ce nom’ », en tant que première figure du professionnalisme, cède la place progressivement à celle que résume cette phrase extraite du bulletin Le Journaliste : ‘« Qui n’a pas la carte d’identité ne peut être considéré comme journaliste’ » 371 . La ligne de démarcation du professionnalisme journalistique s’est donc déplacée au profit du statut et de son corollaire, la carte d’identité professionnelle des journalistes. L’honneur, la moralité, la dignité et le respect ne sont plus les figures du professionnalisme. Elles restent toutefois, à l’aune de la Charte révisée en 1938, un instrument utile pour légitimer, dans le devoir et non le savoir, le pouvoir du journaliste et positionner le SNJ, comme l’unique interlocuteur en matière d’honneur professionnel. Le verrouillage de l’espace éthique est ainsi assuré. Les publications actuelles du SNJ, comme nous allons pouvoir le constater, reprennent, en matière d’éthique professionnelle, la charte des devoirs du journaliste élaborée en 1918 et révisée en 1938, alors même que le SNJ a adopté, en 1971, la Charte dite de Munich. Ce constat traduit évidemment l’attachement des membres actuels du SNJ aux valeurs édictées voilà près de 85 ans. Or le véritable enjeu d’une éventuelle remise en cause de ces normes ne serait-il pas celui de la légitimité syndicale en matière de représentation normative de la profession de journaliste ?

Le SNJ, fidèle à son héritage, ne badine pas avec les questions de déontologie. Ce lien tiendrait même de la ‘« consanguinité’ » 372 . En effet, dans ses discours, ses congrès, ses publications, le premier des syndicats de journalistes revient toujours sur la question de l’éthique professionnelle sans pour autant changer de rhétorique, que le syndicat résume ainsi : ‘« Depuis sa création, le SNJ a agi souvent seul pour que la profession de journalistes s’entoure de références éthiques. C’est lui qui est à l’origine des textes majeurs de la profession »’ 373 . (souligné par nous)

Si le SNJ, dès sa création, a en effet tenu un discours qui se voulait rassembleur et exerçait son faire persuasif en pointant la nécessité de s’unir, au nom du célèbre aphorisme ‘« l’union fait la force »’, il en est tout autrement aujourd’hui. Désormais chose acquise, l’unité professionnelle, contrairement au SGJ-FO, n’est plus une priorité et ne constitue plus une stratégie pour le SNJ. La solidarité est certes requise mais avec ce bémol qui en dit long sur la position que le SNJ entend assumer dans le paysage syndical : ‘«Les vieux réflexes corporatifs et conservateurs d’une profession proclamant son droit universel à la critique mais prétendant échapper à toute mise en question, au nom d’une sorte de solidarité irréfléchie d’une famille, tout cela commence à se fissurer »’ 374 . Cette ‘« fissure’ », évoquée par le SNJ, est une aubaine puisqu’elle constitue l’interstice dans lequel le SNJ va développer sa position,clairement énoncée dans ce même bulletin : ‘« il s’agit de donner à notre profession, dans les faits et dans le droit, une dimension déontologique qui, formalisée, publique, reconnue par tous, fonderait sans contestations possibles les libertés particulières de l’exercice du métier. Il y a à engager un énorme travail de réflexion, de propositions, d’action. Qui mieux que le SNJ, premier et principal syndicat de journalistes, qui dès sa fondation a « parlé de déontologie » pourrait le faire ?’ » 375 (Souligné par nous). Le SNJ cherche à mobiliser en appelant les journalistes à considérer de manière faussement objective le rôle que peut assumer le syndicat pour donner à ‘« notre’ » profession une dimension déontologique. Le SNJ, dès lors sujet opérateur, doté ici d’un savoir/vouloir-faire plus que d’un devoir faire, signale sans ambiguïté la voie à suivre et la nature de l’action qu’il entend engager et pour laquelle il est ‘« qualifié’ » : ‘« réflexion, propositions, action’ ». L’emploi du conditionnel ‘« fonderait’ » donne une idée des conditions qui restent à remplir, mais aussi des objectifs à long terme que se fixe le syndicat des journalistes. Il signale aussi que sans la mobilisation des journalistes, cette fois-ci en tant qu’adjuvant, le SNJ ne peut mener à bien son action. Cette revendication n’est pas esseulée dans le discours du SNJ, mais nous paraît être tout à fait essentielle car elle souligne avec force le lien entre déontologie et pratique journalistique, l’une fondant l’autre, à défaut de toutes contraintes.

Le SNJ, en tant que sujet de l’action, ne saurait donc, bien entendu, être anti-sujet, c’est-à-dire faire son anti-promotion. Au contraire, le SNJ se positionne comme seul capable de défendre les intérêts moraux des journalistes car ‘« c’est l’honneur du SNJ que d’en être le dépositaire et le défenseur »’ 376 . Cela dit, sa stratégie argumentative à l’égard de la communauté journalistique oscille entre plusieurs programmes d’usage qui sont ceux de la séduction, de la participation, de la responsabilisation voire de la délégation.

Certains messages visent en effet à décharger ostensiblement le journaliste de la quête de l’objet de valeur, comme nous l’avons vu ci-dessus. Le SNJ est le syndicat qui, mieux que quiconque, peut le faire. L’objet de valeur est bien défini à l’attention des journalistes (dignité professionnelle), mais c’est le SNJ qui se charge de ‘« donner une dimension déontologique à la profession’ ». Il s’instaure donc entre les deux sujets destinateur et destinataire un rapport de délégation.

La stratégie de légitimation du discours du SNJ passe par une stratégie de persuasion qui vise à :

  • Séduire la profession par l’héritage indubitable qu’incarne le syndicat présenté comme objet de convoitise. (le SNJ, premier et principal syndicats des journalistes)
  • Responsabiliser la profession tout en assurant son soutien soit en tant que sujet de l’action, soit en tant qu’adjuvant. (participation + délégation).

Qu’il se pose comme sujet de l’action ou qu’il dote les journalistes d’un devoir-faire, le SNJ impose son autorité et donne, à ses revendications, une légitimité qu’il est difficile de contester. Il est intéressant de noter, à cet égard, que le SNJ distingue des niveaux d’intervention, de participation et de responsabilisation notamment à travers des indicateurs spatio-temporels.

Notes
370.

BSJ, n°1, décembre 1918.

371.

Le Journaliste, n°120, 1937.

372.

Le journaliste, n°225, 1993.

373.

Idem.

374.

Le journaliste, n°216, 1990.

375.

Le journaliste, n°216, 3e trimestre 1990.

376.

Le journaliste, n°204, 1987.