1) Le discours du SNJ au nom de la tradition

Pour renforcer sa légitimité auprès de la communauté journalistique, le discours du SNJ va s’employer à utiliser la stratégie inverse qui l’avait conduit, dans les années 20, à réunir toute la profession derrière lui car qui n’était pas au SNJ n’était pas journaliste. Le discours de l’époque était savamment construit sur des oppositions telles que ‘« passé vs présent’ » ; ‘« ancien vs nouveau ’» ; ‘« constance vs rupture’ » et visait à discréditer la pléthore d’Associations de journalistes qui sapait le travail d’unification du SNJ. Le syndicat naissant, qualifié de ‘« force jeune’ » par Georges Bourdon, incarnait ‘« le présent’ », ‘« le nouveau’ » et la ‘« rupture’ » 377 . Aujourd’hui, c’est au nom du passé, de cette constance et de l’ancienneté, revendiqués haut et fort par le SNJ, que son discours sur l’éthique professionnelle se légitime. Le SNJ ne s’inscrit plus dans une logique de rupture, qui lui avait valu un certain succès à l’époque, mais dans celle de la continuité que seul son héritage rend possible. Les marqueurs temporels tels que ‘« depuis sa création’ », ‘« depuis que le SNJ existe ’» ou encore ‘« dès sa création’ » ; ‘« depuis son origine’ » ; ‘« dès sa fondation’ » permettent de l’attester. La phrase qui suit résume, selon nous, la volonté du SNJ de représenter la figure de la tradition, c’est-à-dire une manière de penser, de faire et d’agir, héritée du passé : ‘« Depuis sa création, le SNJ a agi souvent seul pour que la profession de journaliste s’entoure de références éthiques. C’est lui qui est à l’origine des textes majeurs de la profession »’ 378 .

Notre question, dès lors, est de savoir à quoi s’oppose la figure de la tradition à laquelle s’identifie le SNJ ? En effet, nous serions enclins à penser que de manière générale la tradition s’oppose à la modernité, mais dans le discours du SNJ il n’en est rien puisque ‘« à bien la relire, La Charte du SNJ, bien que rédigée en 1918 et révisée en 1938, est d’une étonnante modernité’ » et d’insister ‘« Ces principes là sont vieux comme notre charte. Ils n’ont pas fait leur temps, ils sont au contraire tout neufs, trop neufs »’ 379 . Selon Mustapha Benchenane, ‘« tradition et modernité sont intimement liées ’» et d’expliquer ‘« l’homme a besoin de stabilité, de points de repères fixes, de sécurité. Il veut avoir des racines, un ancrage une généalogie. Tout cela, c’est ce qu’on désigne d’un mot « tradition ». Une modernité conçue de façon intelligente, une modernité maîtrisée, ne peut donc se passer de la tradition qui est son substrat’  » 380 . Le discours du SNJ cherche donc à ajuster tradition et modernité, deux figures qu’il assume et qu’il entend utiliser à dessein notamment face ‘« à la nécessité actuelle’ ». C’est en effet au niveau de ‘« notre quotidien’ » que le SNJ souhaite agir ou faire agir car ‘« les questions de déontologie se posent pour tous au quotidien’ ». Les marqueurs temporels ‘« En ces temps de surenchères’ » ; ‘« jusqu’à présent’ » ; ‘« lesquelles pour l’instant’ » ; ‘« Mais aujourd’hui »’ ; ‘« dans la pratique quotidienne’ » rassemblent autant d’éléments qui s’opposent à la tradition jusqu’alors perpétuée par le SNJ et dont il s’inspire. Pour le syndicat, ‘« les principes inscrits dans la charte du journaliste, dés 1918, doivent inspirer les profession’ nels » et de préciser ‘« c’est l’honneur du SNJ que d’en être le dépositaire et le défenseur ’» 381 . L’‘» honneur’ », au nom duquel le SNJ défend ses convictions, fait résonance avec la figure de la tradition car son emploi n’est pas sans rappeler, là aussi, ce qui constitue l’héritage du SNJ, ses référents. En effet, la création du SNJ, en 1918, a correspondu à la fin de la Grande Guerre, période durant laquelle les journalistes ont perdu toute crédibilité et, pis encore, leur honneur professionnel. Comme le souligne Pierre Albert ‘« les pratiques de la Censure eurent pour effet de considérablement diminuer la confiance que les Français accordaient à leurs journaux et il est évident qu’une fois la guerre finie, la presse dans son ensemble se trouva déconsidérée aux yeux de ses lecteurs’  » 382 . C’est dans ce contexte délétère que le SNJ a puisé son impulsion rhétorique et notamment celle qui l’a conduit à parler ‘« d’honneur professionnel’ » ou de ‘« code d’honneur’ ». Un second élément, qui précède la Grande Guerre et qui a divisé la France, est venu renforcer le thème de l’honneur : l’affaire Dreyfus. Georges Bourdon, l’un des fondateurs du SNJ, a gardé un souvenir ému de l’affaire Dreyfus et s’est sans aucun doute inspiré de cet héritage, celui de ‘« la république, du dreyfusisme, des droits de l’Homme, du naturalisme et du reportage social ’» 383 pour rédiger ce qui fut le premier acte significatif du SNJ‘, « un code d’honneur’ ». Nous l’avions écrit : ‘« l’affaire Dreyfus est, avant tout, une question de justice, de morale et d’honneur qui reste comme une victoire inachevée dans l’esprit des fondateurs du syndicat des journalistes »’ 384 . Retrouver l’honneur professionnel, ‘« en ces temps de surenchères » ’c’est avant tout reconnaître au SNJ cette tradition qu’il incarne et qui vient légitimer son rôle (rapport de participation ou de délégation) dans le débat sur l’éthique professionnelle des journalistes.

Notes
377.

Lire à ce propos : Prodhomme M., op. cit., pp.52-55.

378.

Le journaliste, n°220,1992.

379.

Le Journaliste, n°219,1991.

380.

Benchenane M., « Les Arabes face à la modernité : entre peurs et fascination », in Athéna, IHEDN, La documentation française, 1997, p 310.

381.

Le Journaliste, n°204, 1987.

382.

Albert P., « La presse française, notes et études documentaires », in La documentation française, n°5071, mai 1998, Annexe 1.

383.

Prodhomme M., op. cit., p.43.

384.

Idem.