Ces indicateurs temporels sont certes utilisés pour positionner le SNJ et son discours comme légitimes auprès de l’ensemble de la profession, mais pas seulement. Ils servent aussi, dans le cadre d’un rapport de responsabilisation, de délégation voire de dénonciation, à rendre visible la position du journaliste, comme sujet de l’action et celle, plus délicate, d'anti-sujet. Si le SNJ enjoint le journaliste à assumer ses responsabilités, c’est dans un cadre temporel bien précis. Pour le syndicat, ‘« il incombera aux journalistes, dans la pratique quotidienne, de veiller au respect des règles traditionnelles du journalisme’ » car ‘« les questions de déontologie se posent pour tous, au quotidien »’ 385 (souligné par nous). La référence au ‘« quotidien’ », qui est mise au cœur du processus de responsabilisation des journalistes (devoir-faire au plan temporel), se trouve encadrée, dans le discours du SNJ, par deux autres référents temporels : le passé et l’avenir. Comme le rappelle Joseph Courtès, ‘« le français peut jouer sur un modèle triadique : passé vs présent vs futur »’ et d’expliquer ‘« dans un premier temps, le débrayage temporel énonciatif permet à l’énonciateur de situer un récit donné – par rapport à lui –soit dans le passé, soit dans le futur, éventuellement dans le présent’ » 386 . Le discours du SNJ, lorsqu’il s’agit d’évoquer les questions d’éthique professionnelle, fonctionne toujours, sur un plan temporel, autour de ces trois temps :
Entre ces deux emplois, du passé et du futur, le SNJ va distribuer les rôles (sujet de l’action et anti-sujet) tantôt sur le mode de :
tantôt sur le mode du :
L’utilisation de différents modes temporels permet au SNJ d’inscrire et de situer, dans son discours, une logique d’action qui s’inspire de ce qui a été, de ce qui est et de ce qui sera ou serait, et d’en distinguer, au plan temporel, les divers niveaux d’intervention des acteurs. Elle est aussi un moyen de renforcer l’identification du SNJ, par les journalistes, à la figure de la tradition qui constitue, nous l’avons souligné, la trame de sa stratégie de légitimation. Si de manière générale, la défense des intérêts matériels des journalistes est insensible au temps, celle d’une éthique professionnelle s’inscrit très clairement, dans la stratégie discursive du SNJ, en référence à la fois au passé, notamment celui hérité du SNJ, et au présent, ce dernier impliquant la responsabilité du journaliste. Quant à l’emploi du conditionnel, il nous paraît être tout à fait significatif du dispositif de dénonciation et de mise à jour du ou des anti-sujets. L’objectif du SNJ qui est de ‘« donner à notre profession une dimension déontologique »’ est en effet subordonné à un certain nombre de conditions au premier rang desquelles celles imposées par le patronat. ‘« Parmi d’autres voies’ », explique le SNJ, ‘« il en est une qui nous paraît devoir être explorée : sur le modèle de l’avenant audiovisuel public à la convention collective, ne pourrait-on pas inclure La Charte du SNJ à l’article 5 ? ’ ». Et d’ironiser : ‘« les patrons de presse prompts à proposer un « code de conduite » peuvent ainsi faire la preuve de leur bonne volonté. Et ce n’est pas parce que, lors de la renégociation de la CCNTJ, ils s’y sont refusés que nous devons renoncer à cet objectif’ » 393 . Ici, doter la profession d’une dimension déontologique, via l’intégration de La Charte du SNJ dans la convention collective, est clairement subordonné à la ‘« bonne volonté du patronat’ ». Cela dit, il est intéressant de souligner que l’action patronale (pouvoir-faire) est envisagée, ici, au présent de l’indicatif ‘« peuvent faire’ » et non au conditionnel et qu’elle relève autant du ‘« pouvoir’ » que du ‘« vouloir’ ». Est-ce à dire que l’action du patronat, contrairement au SNJ, n’est pas soumise à conditions ? Le SNJ renforce son explication en précisant que ‘« l’inclusion de la charte dans la CCNTJ donnerait un fondement juridique (…) à notre déontologie mais surtout elle renforcerait la situation de nos confrères »’ 394 . Le syndicat des journalistes en profite dès lors pour se positionner à nouveau comme incontournable sur la question en renouvelant sa rhétorique sur le mode ‘« qui mieux que le SNJ pourrait le faire ? »’ : ‘« Enfin qui aurait l’ascendant nécessaire pour faire d’un nouveau texte un objet de consensus comme le demeure malgré tout la charte actuelle ?’ ». Cependant, si la volonté du patronat est une condition sine qua non à la réalisation de l’objectif syndical, il n’en demeure pas moins que le SNJ reste lucide quant à la responsabilité qui incombe aussi aux journalistes. Il en dépend même de sa crédibilité. Ainsi, ‘« savoir-faire’ » et ‘« prise de conscience’ » sont autant de compétences sollicitées pour engager la profession dans un processus de purification éthique, parfois même avec une ironie tout aussi cruelle que celle qui sert à interpeller le patronat : ‘« il faut rendre hommage aux quelques confrères qui, de la Roumanie à la guerre du Golfe en passant par l’affaire Grégory ou les Girondins de Bordeaux, ont allègrement piétiné les règles de notre charte. Grâce à eux, jamais on n’avait autant parlé de déontologie des journalistes ’» 395 .
Si donc les questions d’éthique professionnelle se conjuguent au passé et au présent, il n’en demeure pas moins qu’elles ont, pour certaines, ployé sous l’effet de mode de la construction européenne. En effet, l’Europe se dessine de plus en plus et c’est sous cette impulsion que le SNJ se laisse séduire par l’espace européen dans lequel s’esquisserait une éthique des journalistes, sans doute européens. Ainsi le SNJ remarque, au troisième trimestre 1991, ‘« qu’il serait vain de vouloir trouver une solution dans le cadre étriqué de notre hexagone. C’est désormais à l’échelle européenne que ces questions doivent trouver leur réponse »’ 396 . Évoquant l’Acte unique européen de 1993, le SNJ propose même la création d’une ‘« charte européenne des journalistes’ ». Cela dit,l’idée d’une dimension européenne de l’éthique de la profession de journalistes s’est rapidement dissipée avec le temps et l’effervescence ‘« pro-européenne’ » qu’a connu cette période.
Le Journaliste, n°204,1987.
Courtès J., op. cit., 1991, p.259.
Le Journaliste, n°216, 3e trimestre 1990.
Le Journaliste, n°219, 1991.
Le Journaliste, n°216, 3e trimestre 1990.
Le Journaliste, n°210, 1989.
Le Journaliste, n°246, 1997.
Convention collective nationale du travail des journalistes.
Le Journaliste, n°219, 1991.
Idem.
Le Journaliste, n°219, 1991.
Le Journaliste, n°218, 1991.