5) La reconquête du citoyen comme » méthodologie syndicale »

Enfin il est un point sur lequel il serait difficile de faire impasse et qui, partout, transpire dans le discours du SNJ : le rôle et la place du citoyen au regard des pratiques journalistiques. Nous avons constaté jusqu’alors que le programme à suivre pour une pratique journalistique dite ‘« vertueuse’ » s’articulait autour de trois principaux actants : le SNJ comme destinateur, le journaliste comme destinataire et le patronat comme anti-sujet.

A ces trois actants, nous ajoutons celui de ‘« citoyen’ » au nom duquel la profession doit respecter une éthique professionnelle. Cette position suppose que soit reconnu le contexte dans lequel se sont toujours inscrites les pratiques journalistiques : la démocratie 409

Du point de vue du schéma narratif, le citoyen occupe une place tout à fait particulière : il est un sujet d’état, ‘« simple patient qui constitue un point de référence, lieu de départ et d’arrivée des objets en circulation’ » 410 . En effet, le citoyen se trouve situé, implicitement ou explicitement dans le discours du SNJ, aux extrémités de la progression narrative. Parce qu’il est en droit d’être informé correctement, le citoyen joue le rôle de destinateur qui revendique auprès de la profession le droit à l’information et pointe, notamment à l’occasion des sondages, la responsabilité des journalistes. Les membres du SNJ en sont conscients puisqu’ils notent eux-mêmes que : ‘« aujourd’hui plus que jamais, notre profession est interpellée ’» 411 .

Le citoyen constitue par ailleurs un interlocuteur privilégié lorsqu’il s’agit de développer les questions de la liberté de la presse. Dès lors il devient destinataire : ‘« mais c’est d’abord au lecteurs et aux auditeurs que s’adresse le message du SNJ à l’issue de son congrès’ » et d’expliquer ‘« nous voulons engager avec eux une large réflexion sur le rôle essentiel d’une presse libre, responsable et pluraliste pour assurer l’expression démocratique’  » 412 . Référence autant que garantie, l’opinion publique est à son tour interpellée pour s’exprimer sur les pratiques journalistiques. Cela dit, cette possible intervention suscite de nombreuses réserves et semble diviser les membres du SNJ, notamment en matière de déontologie. On feint la discorde en titrant ‘« Déontologie : une confrontation enrichissante »’ 413 , mais pourtant le rôle, possible, conféré au citoyen à l’égard des pratiques professionnelles est loin de faire l’unanimité. La confrontation intervient dans un contexte de discrédit et d’affairisme croissant. Au sein du SNJ, on s’inquiète ‘« d’une considération en baisse de l’image de marque de [notre] profession, auprès de l’opinion’ ». Charles Guerrin, largement mobilisé autour des questions de déontologie au sein du SNJ, ‘« cherche à concilier, pour fonder un nouveau cadre professionnel, liberté et responsabilité des journalistes dans la cité’ » 414 (souligné par nous). L’emploi du terme ‘« cité’ » fait clairement référence à la reconnaissance de l’opinion publique, sans laquelle aucune démocratie n’est envisageable. Le citoyen destinateur est entendu mais son message n’a manifestement que peu d’effet, selon Charles Guerrin : ‘« le débat public qui s’est instauré autour de la responsabilité des médias et des journalistes nous commande de répondre sur le terrain des problèmes réels, des cas précis, et si possible, d’avancer des solutions concrètes et non de nous abriter derrière des déclarations de principes manifestement inopérantes, donc discréditées ’» 415 . Il est intéressant de souligner que le constat de Charles Guerrin est qualifié, dans le bulletin qui en relate le contenu, de ‘«loyal’» alors même que sa déclaration vise directement à mettre en cause le SNJ et sa manière d’opérer. Plus loin, Olivier Da Lage, autre protagoniste actif du SNJ en matière d’éthique professionnelle, fait à son tour preuve de loyalisme, mais cette fois-ci il n’est point besoin de le faire remarquer dans le bulletin. Il considère différemment la question en soulignant ‘« qu’il n’y a pas de divergences sur le constat et les objectifs mais davantage une différence d’appréciation sur les conclusions tirées des même faits’  ». Olivier Da Lage opère une digression habile en occultant le rôle du citoyen au profit du rôle, menaçant, des pouvoirs publics : ‘« Même s’il se dit ouvert à des idées novatrices, il semble douter de l’efficacité que pourraient avoir des décisions prises dans ce domaine par les pouvoirs publics’  » 416 . Dès lors, Olivier Da Lage agite la crainte de voir poindre à nouveau ‘«la constitution d’un comité d’éthique ou d’un Conseil de l’Ordre »’, tabou qui réduit sinon la lisibilité du citoyen dans le débat du moins le rôle qu’on pourrait lui assigner. Le consensus au sein du syndicat sur le rôle du citoyen à l’égard de la profession n’est pas de mise et laisse place au scepticisme. Cela dit, plusieurs réflexions esquissent l’idée d’un ‘« pacte avec le public’ ». A priori séduisante, cette idée vise à solliciter le public quant à la qualité et le sérieux de l’information. Dès lors, le débat s’articule autour ‘« d’une citoyenneté à réaffirmer, quand ce n’est pas à reconquérir’ » 417 . Il en va de la conquête du citoyen comme de celle des électeurs car il est noté que ‘« la profession de journaliste ne peut laisser se développer le climat de discrédit actuel »’ 418 . Il faut donc gagner la confiance de l’opinion publique qui garantirait in fine la crédibilité de la profession. S’amorcerait donc une vaste opération sinon de séduction du moins de communication à l’adresse de celle-ci. Or cette stratégie implique une médiatisation de l’action syndicale à laquelle François Boissarie ne se résout pas. Il le fait savoir sans ambages à ceux qui ‘« s’interrogent sur [nos] silences ou l’absence d’une réelle volonté de médiatiser’ » : ‘« François Boissarie exprime son désaccord avec cette soi-disant carence de médiatisation, due surtout au fait que les communiqués syndicaux sont de moins en moins répercutés par la presse »’ 419 . Le secrétaire général du SNJ clôt dans la foulée le débat en affirmant : ‘« la seule reconnaissance valable des valeurs défendues par le syndicat est celle qui, en juin, lui a donné plus de 44% des voix aux élections à la carte »’ 420 . Le citoyen s’éclipse du débat et son rôle est sacrifié sur l’autel du vote des seuls journalistes électeurs à la commission de la carte. La tradition du SNJ est respectée : un journaliste digne de ce nom ne reconnaît que la juridiction de ses pairs.

Il est intéressant de noter que si le SNJ n’offre aucune alternative à l’entreprise de presse, considérée comme corrompue, aux initiatives patronales, immédiatement discréditées et aux pouvoirs menaçants, qu’ils soient politique ou judiciaire, souvent taxés d’ingérence, c’est avec une grande prudence et un scepticisme affiché qu’il entend nouer d’éventuels liens avec le public. Le SNJ, dans une période où les dérapages médiatiques se multiplient, recentrent aussi soudainement que ponctuellement le débat sur sa responsabilité envers le citoyen. Stratégie de séduction ou réelle ambition du premier syndicat de journalistes de reconnaître le rôle que doit jouer l’opinion publique dans une démocratie, il n’en demeure pas moins que l’idée du pacte avec le public n’est plus d’actualité. Ce qui pourrait apparaître comme l’un des piliers de l’édifice argumentatif du SNJ n’est en fait qu’un sursaut éphémère qui cède rapidement la place à des réflexes corporatifs. En effet en 1990, deux ans avant l’idée d’un pacte avec le citoyen, Charles Guerrin avait déjà amorcé le constat, là aussi loyalement : ‘« Les vieux réflexes corporatifs et conservateurs d’une profession proclamant son droit universel à la critique mais prétendant échapper à toute mise en question, au nom d’une sorte de sacerdoce autoproclamé, cette solidarité irréfléchie d’une famille avec ses membres les moins solidaires, tout cela commence à se fissurer’ » 421 . Certes cette ‘« fissure’ » a donné lieu à ‘« d’enrichissantes confrontations’ » mais elle a surtout servi la cause syndicale qui dénonce ‘« le retour à la répression’ » : ‘« Plusieurs jugements récents dénotent, bien au-delà de l’application stricte du principe de réparation, la volonté de certains magistrats de juger également des « méthodes journalistiques » condamnables au moins autant au regard de la déontologie que de la loi »’ 422 . Plus loin, ce sont les ‘« journalistes vedettes’ » que le syndicat dénonce mais aussi ‘« l’usage effréné du libéralisme économique de presse »’ ». La messe est dite et c’est d’ailleurs à l’issue de ce plaidoyer que le SNJ s’empresse de rappeler : ‘« Il y a à engager un énorme travail de réflexion, de proposition, d’action. Qui mieux que le SNJ, premier et principal syndicat de journalistes, qui dès sa fondation a parlé de déontologie, pourrait le faire ?’ » 423 . Au regard de son discours, nous serions tentés de répondre : personne, en effet.

Notes
409.

On pourrait, ici, considérer la démocratie, la liberté de la presse et la liberté d’expression comme de supra-destinateurs au nom desquels il faut agir.

410.

Courtès J., op.cit., p 98.

411.

Le Journaliste, n°220, 1992.

412.

Le Journaliste, n°220, 1992.

413.

Idem.

414.

Idem.

415.

Idem.

416.

Idem.

417.

Idem.

418.

Idem.

419.

Idem.

420.

Idem.

421.

Le Journaliste, n°216, 1990.

422.

Idem.

423.

Idem.